Loin du raffiné des vieilles familles, ils s'en sont payé des nuits de débauche, dans les bas-fonds du quartier nord où pour les connaisseurs les moins scrupuleux, s'était organisé tout un réseau de trafic d'humains trop curieux, assoiffés de fantasque ou simplement masochistes, ou encore, retenus contre leur gré, dans des chambres fermées à double-tour dont les clés valaient des fortunes ... Grisés par le goût du sang, excités par les lâchers de proies dans les champs ; dans les sous-sols du manoir Océan, auxquels on accède par une trappe au mécanisme complexe qu'on ne peut mouvoir qu'en influant mentalement sur le métal ; il n'y a probablement jamais eu autant de personnes, et qui ont bien sûr oublié comment elles étaient arrivées là. Le manoir en a vu passer des gens, pendant plus d'un an, Thusiens comme informés, à l'abri du regard des autorités ou du Concile. La vie a bien changé.

Les habitants du manoir aussi.
Floyd qui avant le Dôme était déjà plus ou moins esclave de Phoenix, et gavé de potions qui le maintenaient dans une sorte d'admiration partiellement amnésique, a succombé au baiser avide d'un invité, que Laurence et les autres ont battu à mort avant de le livrer à la meute de dobermans qui protègent la propriété. Cet évènement à profondément troublé Phoenix, qui ne s'était jusque là jamais avoué à quel point il aimait Floyd. Il a fait construire un mausolée à sa mémoire, quelque part dans le jardin.
Darcy qui ne devait son salut qu'aux soins quotidiens de Floyd, a complètement vrillé en redécouvrant l'existence de la magie, et en comprenant à quel point on la manipulait dans cette maison (sans voir bien sûr que c'était pour son bien). Elle s'est sauvée, au grand dam de Phoenix, qui revit à travers cet évènement la fuite de Babette qui n'a toujours donné aucun signe de vie.

Après l'euphorie et la liesse de cette nouvelle vie sous le Dôme où plus personne n'allait s'inquiéter de ses lubies mortellement extravagantes, Laurence s'est doucement laissé dériver dans un état cotonneux, mélancolique et sans apêtit, dans un univers de plus en plus insensé où gravitaient de nombreux parasites qui le déplumaient jour après jour ...




Il ne se souvient pas très bien comment il en est arrivé là et soupçonne qu'à trop chercher à rencontrer ses hypothétiques limites, il a du se perdre en chemin. Tout le monde est parti, excepté son fidèle Gaspard qui s'est installé dans une des chambres pour prendre soin de lui, et qui lui explique que le monde traverse simplement une crise économique et sociale, comme il y en a eu d'autres et qu'il y en aura encore. Tous les deux évitent le sujet tabou du sous-sol surpeuplé où des humains meurent de faim ou de septicémie, et vivent terrés à l'étage comme un vieux couple qui ne se rencontre qu'occasionnellement autour d'un repas substantiel.      

Phoenix passe par des creux mélodramatiques et des vagues de lyrisme délirant, dernier acteur d'un théâtre où il n'y a plus personne pour retenir son souffle au moindre de ses emportements ; il prend les absents à parti, les défie, s'insurge contre les rideaux qui l'agressent, les claquements de la plomberie qui le rendent fou et ces tuiles du toit qui l'ont abandonné comme tous les autres ...

- Gaaaaspaaaaard !


Le cri lamentable résonna entre les murs humides du manoir.  Dans le petit salon du premier étage, vautré sur un sofa, et tenant à bout de bras sur l'accoudoir un verre au contenu sirupeux, Laurence Phoenix dépérissait depuis des jours.
Ce thusien autrefois si sociable et qui vivait reclu, passait son temps libre à remettre en question sa conception du temps.

- GASPARD !! Va ouvrir bon sang ! On entend d'ici cette saleté de cabot en train de désosser la porte !

L'oreille tendue, il faisait mine d'attendre une réponse.

- Il faut tout faire soi même dans cette putain de baraque ......
Il extirpa sa carcasse d'entre les coussins en râlant, et tanga pour maintenir son verre à niveau avant de prendre le long couloir qui traversait l'aile nord.

Le vacarme, qui provenait bel et bien de l'entrée (et pas du sous sol) lui vrillait les tympans.

- Bordel de merde mais qu'est ce que...
Il faut vraiment réembaucher du personnel ici

Il ouvrit la porte.
Il revoyait sa silhouette bondissante, cette jeunesse fougue,
ah qu'est ce qu'il avait dit, déjà ? Ma porte sera toujours ouverte, une connerie comme ça ?

Un profond soupir lui échappa, tandis qu'il se tenait le front.
Ca ne pouvait pas empirer une situation déjà au point mort et dans un état de gangrène avancé. Au fond, ça pouvait peut être même avoir du bon.

Il lui fit signe d'entrer en tenant simplement la porte sur son passage.

- J'imagine que tu voudras te changer. Tu peux utiliser la chambre du concierge (il lui désigna une porte, et fronçant les narines, il ajouta), il y a même une baignoire.

Il continuait de jauger la louve, et il dit :
- Tu dois avoir faim. Retrouve moi dans la cuisine, on va discuter.