- Elle te demande...

- Et qu'est-ce que vous voulez que ça me foute ?

- Ecoute...

- Non, tu m'écoutes, Leroy. J'ai sacrifié ma vie pour Ligma. Toute ma chienne de vie, pour des boîtes en carton, ce jus de chaussette de la cafetière et ces téléphones jamais foutus d'enregistrer des appels ! Et comme remerciement, qu'est-ce que je reçois ? Un licenciement ! Au motif : réduction d'effectif ?! On se foutrait bien de la gueule du monde !

- Je ne suis pas responsable de ça...

- Vous n'étiez responsables de rien, tous comme vous êtes ! Un de vos collègues dégagé, lui qui passait toute ses soirées au bureau - ne fais pas mine de l'ignorer, tu sais tout ce que j'ai donné pour Ligma ! Pas un n'a réagi, contesté la décision. C'est ça, une équipe ?

- ... C'est très flou dans ma mémoire Arthur. Ca ne l'est pas, pour toi aussi ? Tu vas me trouver paranoïaque, et si c'était un coup de la Triade ?

- Qu'est-ce que tu me chantes ?

- Si la Triade avait décidé de t'évincer... Moi je ne me souviens plus très bien des circonstances de ton licenciement, je ne t'aurais pas laissé partir sans réagir, quand même.

Arthur Grenchwich cligna des yeux, puis il eut un sourire placide.

- Tu te fous de moi ?

- Je suis vraiment sérieux. Tes souvenirs sont clairs, à toi ?

L'ex Sergent se radossa sur sa chaise, en colère, mais sans rien dire de plus.

- Tu sais qui d'autre a été injustement mis au placard ? Clare Hare. Et ça me fait mal de l'admettre. Mais elle veut te voir, qu'est-ce que tu veux que j'y fasse moi expliqua Leroy en haussant des épaules.


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Elle ne savait pas quoi faire pour qu'il se sente à l'aise. Et plus elle déployait des efforts, puis il s'enfonçait, l'air revêche, dans le fauteuil  - dont elle avait dégagé les livres pour l'occasion, sa tête rentrée entre ses épaules, un peu plus au fil des secondes, il ne pouvait s'empêcher de regarder le capharnaüm dans le studio, elle le savait. Elle lui versa tout de même le meilleur café qu'elle put préparer avec cette cafetière électrique bon marché - Clare aurait pu trouver mieux, mais elle avait eu de la peine pour cette cafetière, que plus personne ne voulait - les objets en fin de vie... Clare nourrissait une certaine empathie à leur égard. Elle avait ôté son bandeau de pirate, clignait trop régulièrement des yeux à présent. Normalement, elle s'en servait pour utiliser un oeil à la fois, afin de ne pas abuser du révélateur. Mais pour le moment, elle avait besoin de l'attention du Sergent, un accoutrement excentrique ne l'aurait pas aidée. Elle s'était vêtue de manière plus classique, rangée ses cheveux de chaque côté de ses oreilles - bien incapable de remettre la main sur sa brosse à cheveux, c'est que les objets de son appartement semblaient avoir leur propre vie, loin d'elle. Pour la tonne de feuilles éparpillées, elle ne pouvait rien faire, en revanche.

Clare se frotta les yeux, s'égara sur les lignes accrochées au mur que le révélateur lui dévoilait encore. 

- Buvez votre café tant qu'il est chaud ! lui conseilla-t-elle, sans cesser de regard les notes autour d'eux.

Le Sergent fit la grimace, s'exécuta. Il avait pris du poids, élargi ses valises sous les yeux. Elle le soupçonnait de boire plus que du café à ses heures perdues - ces dernières aujourd'hui nombreuses. Assise en face de lui, elle lui tendit un sourire, qu'il ne lui rendit pas. En dépit de son attitude récalcitrante, le Sergent Grenwich avait été l'un des rares à ne jamais la dénigrer, et à lui avoir serré la main le jour de son départ.

- Alors c'est vrai ce qu'on disait sur vous.

- A quel sujet ?

- Que vous êtes timbrée.

Clare éclata d'un rire franc.

- Ca parait pas vous déranger on dirait.

- Oh non.. non souffla Clare. L'existence même, tout ce qui la constituait, était une réalité d'une folie vertigineuse, aussi Clare n'y voyait pas grand inconvénient si elle paraissait décalée dans cette société, il ne lui sembla pas nécessaire de l'expliquer.

- Ligma n'a guère souhaité vous réintégrer ? demanda-t-elle, curieuse

- J'ai dit non.

- Aaah... un homme fier, la preuve d'une certaine intégrité, vous étiez l'un des meilleurs Sergents, je vous l'assure.

- Vous avez pas voulu y retourner pour ça, vous aussi ? (il eut l'air plus détendu)

- Moi ? s'étonna Clare - Oh non... Je souhaite épargner à mes collègues ma présence.

Grenwich ne parut pas comprendre, puis il regarda autour de lui, crut saisir bien mieux. Elle lui demanda :

- Pourquoi donc avoir changé d'avis, pourquoi êtes-vous ici aujourd'hui Sergent ?

- Evitez le "sergent", je suis plus sergent maugréa-t-il, finissant son café. Clare lui offrit un sourire ravi. Elle s'adossa à son fauteuil, resta silencieuse à contempler la voûte du petit studio - qu'elle louait pour une modique somme. Depuis qu'elle ingérait ces potions de thusien, les pensées sur son passé, et sur les raisons de leurs traits chaotiques, devenaient brumeuses, suffisamment pour qu'elle souffle dessus, qu'elles aillent se ranger dans un coin qui ne prendrait pas trop de place. Elle soupçonnait qu'en cas contraire, elle n'aurait su se relever. Mais, au fond, elle se demandait aussi pourquoi elle continuait à vouloir se relever. Sa disparition ne lui causait pas de tord, ni d'angoisse. Quel était ce besoin de continuer à résoudre des questions qui n'attendaient aucune réponse de sa part. Sans doute que que cela la hantait. Au point de se dire que même six pieds sous terre, elle ne trouverait pas le repos.

- Votre café, il est vraiment bon.

Elle lui jeta un regard remerciant. Puis lui désigna toutes ces feuilles.

- Les voyez-vous vides de mots ?

- Oui, c'est de l'Oracle c'est ça ?

- En effet...

- Vous y cherchez quoi ?

Contre toute attente, elle eut l'air un peu anxieuse. Ses yeux allèrent vers une coupure de journaux, en particulier, où un portrait robot, aux traits fins, élégants, mais à l'air froid et dangereux, l'ignorait délibérément.

- N'est-ce pas ce que nous faisons tous ? Chercher des réponses....

- Pas moi, j'en ai fini avec ces conneries.

- Or, vous êtes venu me voir.

- Par curiosité. Je m'ennuie. Pourquoi ils vous veulent à Ligma maintenant ?

A son tour, elle fit mine de ne pas l'avoir entendu. Soudain elle s'extrada de l'influence du portrait robot, pour se relever d'un coup, et aller lui verser une autre tasse de café.

- J'ai besoin d'un cabinet... murmura-t-elle.

- De quoi ?

- Un bureau, où je travaillerai.

- Vous voulez faire dans le privée maintenant ?

Elle raccrocha vivement un sourire, tout en versant le café dans le mug.

- Oh, pour les détails, j'aviserai ! Mais si cela convient à Ligma... Une accréditation par leur soin ne serait pas pour me déplaire...

Grenwich parut un peu désarmé. Cependant, il ne refusa pas le second café qu'elle lui tendit avec son sourire radieux.

- Et là... là je vois le bureau... mima-t-elle en un murmure ravi, ouvrant ses mains gantées telle une prestigitatrice. Elle leur offrit un grand sourire d'enfant, puis s'exclama, toute excitée, et glissa à gauche de la pièce vide.

- Oh et là, là ! Nous aurons un immense tableau. J'ai fort compris qu'utiliser les murs ne se fait guère, il en faudrait donc un ici, très grand, recouvert de liège...

Celle qui accompagnait l'officier, mandatée par Ligma, lança un regard interdit à son voisin. - Comment a-t-elle eu le OK du chef ?

- Je crois qu'elle paie les locaux, pour le reste je sais pas... (Clare ne les écoutait pas, elle s'était penchée vers la fenêtre à l'anglaise, qui donnait sur le sixième étage du quartier, et venait d'héler le laveur de vitre)

La femme se passa une main sur le visage.

- Machine à café à droite, à votre gauche ! enchaina soudain Clare, après avoir regagné le centre du salon. Elle pointa du doigt la pauvre cafetière en fin de vie qui trônait sur le seul meuble de la pièce, une sorte de commode d'apothicaire en fer vert. Elle recula de trois pas, désigna le coin opposé.

 - Téléphone à gauche, ou plutôt à votre droite, accroché au mur...

- Pas sur le bureau ? souligna l'officier, de façon quelque peu forcée.

- Oh non, non.. Elle parut horrifiée par une telle idée.

- Il vous faudra un ordinateur aussi.

- Un ordinateur, vous avez raison...

- Et vous n'aurez pas de secrétaire ? Vous ne pourrez pas être sur le terrain et en même temps au bureau. Il vous faut quelqu'un, pour recevoir les gens ou les appels.

A cet instant, le sourire heureux de Clare glissa de son visage. Comme bousculée, elle se figea dans sa position, lui lançant un coup d'oeil troublé.

- Secrétaire ? demanda-t-elle, comme si le sens de ce mot lui était obscur.

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Elle était impeccablement vêtue. Rares étaient les fois où Clare avait paru aussi élégante. Elle n'avait pas toujours le sens de la mode actuelle, la faute au niveau 0. Elle se tenait à son style, quelque peu cavalier il fallait l'admettre, un pantalon bordeaux, une ceinture en cuir clair et un long manteau joliment ceinturé vert bouteille. Ses cheveux étaient bien coiffés, un exploit ; on aurait eu peine à la reconnaître. Mais, il suffisait qu'elle bondisse un peu au passage d'une dalle, contourne la grille dans un ample demi-tour, , comme l'air éméchée, pour la reconnaître là.

Elle se souvenait très bien du chemin. Leur dernière rencontre ne s'était pas soldée pour le mieux - il avait vomi sur ses chaussures, on aurait pu souhaiter meilleur échange. On pourrait dire qu'ils avaient partagé leur défaut respectif ! (elle se rappela avoir presque pleuré après avoir perdu ses bottes, à chacun ses faiblesses)

Elle toqua, enjouée, sautilla un peu sur place. Dans sa poche, elle avait jugé bon de rajouter une autre fiole de potion -au cas où. Elle portait, comme à l'accoutumée, ses gants noirs. Sur son visage, elle avait la bonne humeur de quelqu'un qui s'apprête à vous annoncer la plus belle des nouvelles.  

On toque à la porte. Bruit anodin, ou presque. En fait on ne sait jamais vraiment ce qui nous attend derrière. On ne sait jamais vraiment si c'est publicitaire, anodin, important, ou vital. Il faut ouvrir la porte pour savoir. Ou se terrer dans son salon, lumières éteintes en espérant que ça passe.

Hé bien, ce jour là, Orson ne fera pas le mort. Erreur ? Ou Opportunité ? L'avenir lui dira.

Mais lorsqu'il ouvre la porte, et que le visage de Clare lui apparait, il marque un temps d'arrêt, car voyez-vous : une visite de Clare Hare, c'est un peu comme une visite des impôts : ça beau venir avec un grand sourire et sa mine la plus adorable de chaton de gouttière, ça vient jamais "juste pour voir"... Alors ça fait toujours grimacer à cause du sentiment ambigüe que ça réveil : quelque chose qui flotte entre la peur et la curiosité, l'envie de fuir, et la certitude qu'on vous retrouvera...

Alors, avec un demi-soupir, Orson s'écarte pour la laisser entrer, et sans même la saluer il questionne, résigné :

-Ok... C'est quoi vot' plan foireux cette fois ?

Orson était formidable... aux yeux de Clare, vraiment, il était formidable ! Oh, il avait bien l'air dérangé par son arrivée mais elle n'y prêtait pas attention -elle se disait que la curiosité d'Orson avait toujours été son leitmotiv, qu'en cela ils partageaient un immense point commun, comme ces accidents de la route qui vous ralentissaient, mais au moment de passer à côté, on mesurait les dégâts : plus malsaine était-elle, la curiosité était une force inexpugnable.

Dans un grand mouvement, elle le contourna (un peu comme un moineau qui chercherait à planer dans le ciel) Elle avait oublié à quel point Orson avait un lieu de vie fascinant, vraiment fascinant... elle s'égara sur les objets de la pièce. 

Un plan foireux... chuchota-t-elle, heureuse. Elle lui lança un regard amusé, sans cesser de marcher, deux pas vers la gauche, puis vers la droite : c'est qu'elle ne tenait pas en place : de lui annoncer cette merveilleuse nouvelle.

"Orson, je dois vous raconter ce qui m'est arrivé... On pourrait dire que j'ai reçu une promotion !"

Elle se retourna vers lui derechef, mima avec ses mains gantées un carré aux bords parfaits.

"Un bureau de détective privé, en plein Aldgate" Dit comme ça, on aurait pu imaginer ce genre d'office dernier cri, elle ne s'avança pas à donner des détails sur la décoration du bureau.... Elle resta un moment contemplative, à entendre sa propre phrase, puis se réveilla soudain.

"Avez-vous réussi à vous adapter au monde des informés ?" D'un coin de l'oeil, elle vit le poster au mur, bondit pour s'en approcher "Oh... j'avais oublié cette affiche.. j'avais oublié beaucoup de choses... mais bien souvent je me rappelai de vous ! Chaque jour je me demandai : où travaille-t-il donc ? A-t-il ouvert un plus grand cabinet de voyance ?"

Plutôt à son aise, mais très poliment -ce qui était un contraste des plus bizarres- elle s'assit sur son sofa, tournée vers lui, sans se départir de son énergie, battant la mesure de ses pieds "qu'est donc devenu l'incroyable sourcier que je connaissais, qui m'a aidé à résoudre une enquête primordiale, qu'avez-vous fait depuis ?"

Son "invité" se glissa dans son appartement avec une aisance qu'il commençait à trop bien lui connaître. Résigné, mais pas moins curieux, il referma la porte derrière elle. Elle semblait d'une excellente humeur, et à bien y réfléchir il n'était pas sûr que ce soit un très bon présage pour lui... Car Miss Hare était le genre de femme qui pouvait s’enthousiasmer pour des motifs qui, aux yeux du commun des mortels, n'était autre que "particulièrement dangereux".

Un plan foireux, j'vous l'dit, voilà ce qui l'attendait ! Et le pire dans cette histoire c'est qu'Orson se payait le luxe d'être curieux de le découvrir.

La couvant d'un regard attentif, il croisa les bras avec un air détaché alors qu'elle lui racontait sa promotion. A l'annonce, Il eu un simple haussement de sourcils qu'il ponctua d'un "Félicitation", attendant qu'elle entre dans le vif du sujet.

"mais bien souvent je me rappelai de vous ! "

Il esquissa un sourire à la remarque et y répondit avec une spontanéité qui le surpris lui-même :

-Moi aussi j'pensais aussi souvent à vous... 'Fin... j'me demandais si vous étiez morte.

Réalisant que la remarque pouvait sonner comme un reproche sur le fait qu'elle n'ait pas pris de nouvelles, il précisa :

-'Fin... J'mi'nquiétais pour vous quoi...

Il avait même eu peur qu'elle lui en veuille sincèrement pour la paire de chaussure qu'il lui avait flingué... Il se rendait compte qu'une partie de lui était content que ça ne semble pas être le cas. Cette pensée le mit mal à l'aise et il détourna le regard vers la cuisine. Il aperçu la cuisine et sauta sur l'occasion pour demander :

-Vous lez un truc à boire ?

Il se dirigea vers la pièce et ce faisant, il lui tournait le dos, ce qui l'arrangea particulièrement pour dissimuler sa crispation au moment où elle lui demandait ce qu'il devenait. Pendant un instant, il senti son cœur chuter dans sa poitrine, car il savait qu'il allait devoir noyer le poisson et qu'elle pouvait avoir suffisamment de flaire pour sentir son malaise. Rapidement, il su qu'il ne pouvait pas se permettre de laisser sa question trop longtemps sans attirer ses soupçons, alors il se lança :

-Mon ancienne boîte a fermé. La gérante est partie à la retraite... J'aurai pu reprendre mais... J'ai passé mon tour. j'veux dire ... J'étais l'seul éveillé dans la boite... Aucun n'avait découvert ce que j'ai découvert sur notre monde... Du coup c'est devenu plus compliqué alors j'ai pris mes distances. Il ne mentait pas en disant cela, même si c'était une version bien plus simplifiée du merdier que ça avait été.

-Après ça... La Triade a pas trop tardé à m'engager comme "consultant" sur une ou deux petites affaires...
Car évidemment, il n'avait jamais été question de l'embaucher vraiment. Il fallait dire que la Triade avait compris que le quarantenaire avait passé l'âge d'être malléable. De plus Orson les suspectait aussi de craindre qu'en l'intégrant vraiment, il puise découvrir des choses peu plaisantes.  Oh, peut-être qu'il fantasmait, mais dans tout les cas être un simple consultant lui avait très bien été même s'il savait que la triade avait toujours un œil sur lui...

-Et pour le moment... c'est plutôt le stand-by...
Il éludait beaucoup de chose... Comme Lucie, mais Clare n'était sûrement pas là pour entendre cette histoire là. Il se demanda fugacement si, finalement, elle n'était pas au courant. Après tout, elle était détective, elle avait pu faire des recherche. Il écarta cette possibilité dans un coin de son esprit. Après tout, si elle avait fouiné, elle avait quand même la courtoisie de faire comme si elle ignorait tout, et il préférait ça.

Un déjeuner dehors ... Il laissa planer une hésitation. Sortir... Quitter sa tanière. Se livrer aux éléments. S'exposer aux autres. Hum... Pas sa tasse de thé tout ça.

Mais rester enfermer, ça n'était pas bon non plus. Ca l'isolait plus que de raison. Son psy lui avait fait remarquer : se sentir seul mais s'isoler, n'était-ce pas paradoxal ? Si. Bien sûr que si...

Bref, surmontant son appréhension, il s'habilla et suivi la jeune femme.

- De quoi vous avez envie ? Demanda-t-il alors qu'ils parvenaient à l'extérieur et qu'une pluie fine les accueilli. Ah, Londres dans toute son humide beauté...

De quoi avait-elle envie ? Allez savoir pourquoi, mais c'était l'une des rares fois qu'on lui posait cette question, et Clare trouva l'intention revigorante - même pour un simple repas.

Ayant passé la rue, elle ne se gêna pas pour l'accompagner comme la tradition l'exigeait - ses manies du niveeau 0, elle était ferrée à elles, résolument, ne voulait s'en extirper.
Elle l'accompagna d'un mouvement, bras dessous bras dessus, avec la plus grande des jovialités. Quand Clare rendait visite à Orson, elle portait une tenue neuve, alors elle ne se chiffonna pas à l'idée qu'il puisse avoir des visions du vendeur ou des petites mains ayant confectionné le tissu. 

"J'ai envie, Orson, que vous preniez consience d'une chose." expliqua-t-elle à voix basse. Elle laissa les passants les devancer, pressés dans leur quotidien, pour se ballader tout simplement avec lui le long des rues, jusqu'à ce qu'ils atteignent des façades d'allures plus décoratives .

"Imaginez le nombre de personnes qui, comme vous et moi, ont traversé cette rue, focalisées sur leur destination. Des passages fantômes. Tout, Orson, n'est qu'un souvenir volatile" dit-elle, mimant de sa main gantée une volute dans l'air qui s'évapore. "Difficile d'en saisir l'essence, cela reviendrait à se demander pourquoi on reproduit cette marche... mais !" Levant son index, elle lui lanca un grand sourire "Il y a des gens tels que vous Orson, qui arrivent à les capter... et cela... cela est autant une bénédiction qu'une malédiction"

Elle l'invita à traverser au passage piéton. Ils avaient marché un petit moment, mais les gouttes de pluie rafraichissaient leur nuque. Clare trouvait un quelque chose d'unique à leurs retrouvailles :  au milieu de la vie urbaine, ils ressemblaient à deux personnes qui avaient délaissé le quotidien, n'évoluaient pas au même rythme que le reste. Finalement elle s'arrêta face à une enseigne bordeaux : les lettres dorées, patinées par le temps mais encore brillantes, formaient le mot "Berkley's" Elle repoussa le battant : l'on put très bien remarquer sur la vitre de la porte une pastille jaune. C'était un endroit rangé, loin du cadre que Clare avait l'habitude de côtoyer. Des fauteuils rembourrés en tissu pourpre, des poutres en bois taillé et des nappes blanches d'une propreté irréprochable, avec un nombre inégalable de couverts. Non... habituellement, Clare ne côtoyait pas de tels établissements quand elle était seule.

"Nous sommes ici dans un restaurant très prisé par les informés... les thusiens, en particulier, apprécient la décoration... comment dire, d'un autre âge..." elle lui offrit un sourire poli, et demanda au serveur qui les accueillit une table pour deux, en retrait.

Une fois assise, Clare commanda pour Orson, puis demanda de l'eau, simplement de l'eau.

"Lorsqu'il vous apporteront la première assiette, il n'y aura qu'une serviette posée dessus, elle devra être laissée comme telle : elle sert de sous-plat."

Retirant ses gants avec lenteur, elle lui désigna, avec un regard important, les portraits aux murs. Des photos passées, de personnes qui s'étaient assise ici, tout comme ils le faisaient.

"Des informés, eux aussi. Deux cents ans nous séparent."

Elle s'adossa à sa chaise, songeuse.

"Malgré la qualité de leur vie, le raffinement dont ils faisaient preuve, cela ne les a guère empêché de mourir. "

Elle en revint un instant aux couverts que le serveur disposa par des gestes comme automatiques.

"cuillère à potage, couteau à entremet, couteau de base..." murmura-t-elle. "fourchette à entremet, fourchette de base..."

lorsqu'il fut parti, elle releva ses yeux vers Orson.

— je vais vous poser une question à présent, mon cher ami. A votre avis, pourquoi les êtres humains s'encombrent-ils d'autant de cérémonie ? Pourquoi ne puis-je me vêtir autrement, pourquoi ces couverts, et ces nappes blanches ?

Déambulant, Clare accroché au bras, Orson se demandait toujours ce qu'elle avait en tête. Il se laissa docilement conduire jusqu'à une enseigne inconnue. Il avait naïvement penser qu'elle allait le traîner dans un restaurant avec un peu de cachet, mais sans éclat. Un restaurant basique, le genre dont on dira qu'on y a bien mangé, mais dont on ne se rappel pas le nom...

Il avait presque commençé à se dire que sortir lui ferait du bien... Et puis... Et puis... Ils étaient entrés dans le restaurant et là ce fût le drame.

Un seul coup d'oeil suffit à Orson pour savoir dans quel genre d'établissement ils se trouvaient et le sourcier déchanta. Car, entouré par ces nappes aux motifs délicatement brodés, il faisait tâche et pas  qu'un peu.

Impossible pourtant de faire demi-tour, on aurait remarqué sa fuite, alors se glissa à sa place en priant pour disparaître. Puisque le serveur les regardait toujours, il se garda bien d'assassiner Clare du regard. Peut-être se contenterait-il de l'assassiner tout court, plus tard, pour ce mauvais tour !

Un restau prisé par les thusiens ? Sérieusement ? Elle pouvait pas choisir pire.

Avait-elle remarqué son embarras ? Sa jambe qui s'agite nerveusement ou ses mains qui ont toutes les peines du monde à se poser sur la table de peur souiller la superbe nappe de leur toucher rêche et indigent ? Peut-être aussi était-ce un coup calculé. Dans tout les cas, elle a la décence de lui expliquer les règles implicites qui régissent les lieux. Ce n'est pas sans lui rappeler certains restaurant dans lesquels sa mère le traînait quand il était jeune. Le souvenir n'a rien d'agréable. Il avait toujours trouvé ces lieux ennuyeux à mourir mais au moins, jeune, il avait eu la chance de ne pas comprendre le jeu qui se jouait ici... Aujourd'hui il était assez vieux pour savoir que si ces gens avaient inventé plusieurs fourchettes ou fait des assiettes qui ne servent pas à contenir les plats, c'était pour marquer leur supériorité sur la "populace". Hé oui... Complexifier ce qui est simple et vous condamnez le simplet à complexer, car dès lors, son ignorance devient la preuve de sa "tragique" non appartenant "au milieu".

Et pour ne pas appartenir au "milieu", ça Orson n'y appartenait pas du tout. Tentant de mémoriser à quoi servaient les couverts qui s'étendaient devant lui, il releva un oeil irrité vers Clare alors qu'elle lui posait sa question : elle l'avait pris pour un sociologue ou quoi ? Il n'en avait pourtant pas du tout la tronche.

De mauvaise grâce, il soupira mais joua le jeu en tentant une réponse.

- Sûrement pour se donner de l'importance. Pour creuser l'écart avec les autres, ceux qui rentrent pas dans le moule. Se convaincre qu'on a plus que de l'argent : on a de la valeur.

S'adossant à sa chaise il haussa les épaules.


- C'est ça, où alors c'est parce qu'ils se font tellement chier qu'ils s'inventent des règles chiantes et inutiles, qu'ils apprennent pour oublier que le temps passe et finira par les rattraper.  

Orson l'écoutait dérouler sa pensée.  L'avait-elle trainé dans ce restaurant pour rendre sa démonstration plus réelle ? Pour qu'il puise éprouver cette sensation désagréable de "depasser du code" ? Il se tortilla sur sa chaise...Il ne connait que trop bien cette sensation et les propos de Clare qui touchaient juste le déstabilisaient plus qu'il ne voulait l'admettre. Il glissa un coup d'oeil par dessus son épaule et croisa le regard inquisiteur de plusieurs convives auxquels il répondit avec un sourire gêné.
La détective venait d'amener la conversation sur le sujet des meurtres et cela ne fit qu'accroître son mal aise... Pourquoi avait-il accepté de sortir déjà ?!

une nouvelle fois, il se dendine sur sa chaise et repond en baissant la voix de peur qu'on capte le sujet de leur conversation.

Vous vous en posez des questions bizarres !

Lui n'a pas vraiment envie de comprendre ce qui mène quelqu'un au crime.

'coutez... ce genre de question j'prefere pas trop me les poser d'accord ?

J'comprends... vous c'est votre job... Mais moi... moi... Il hausse les épaules. s'pas mon truc.... D'ailleurs vos chaussures doivent s'en souvenir...


Il évite soigneusement de se rappeler trop longtemps de ce souvenir gênant  et de l'experience macabre...

c'est vous qui traquez les tarés... moi je touche des objets et je dégobille sur vos pompes quand c'est trop degeux !

Il s'adosse à sa chaise...

M'avez pas dit d'ailleurs... votre taré... vous l'avez choppé ?[/b]

Elle buvait toujours sa soupe à même l'assiette, perdue dans ses pensées. Les retours d'Orson lui firent froncer les sourcils. Elle s'essuya le coin de la bouche -dans une brève et terrible imitation d'Abraham pensa-t-elle après coup, hélas...- puis attendit au moins une minute, dans un complet silence, avant de se risquer à répondre.

"Nous l'avons attrapé oui. Etiez-vous curieux de le savoir ?"

Elle n'avait cessé de froncer des sourcils, s'attardant sur le visage d'Orson dont elle détaillait ses traits avec un mélange d'incompréhension et de rêverie.

"Il n'y a que vous qui semblez minimiser l'importance de votre personne Orson. Vous avez une tendance à vous dénigrer, et cela en est presque irritant..." lui avoua-t-elle, pliant sa serviette en quatre, par des gestes appliqués, pour la poser à côté de son assiette creuse. Elle hocha de la tête.

"Vous n'êtes pas fait pour rester sagement dans un appartement à attendre que la vie passe. Et cela n'a rien à voir avec le monde informé, car que cela soit dans ce monde, ou celui lambda, encore nous ne pouvez vous intégrer dedans ! Vous êtes perdu dans ces codes qui ne vous siéent pas comme... comme..." elle mima une boîte qu'on cherche à dévisser, les yeux à demi-plissés "un cercle dans un carré, à peu près comme cela ! Le moment où vous semblez rayonner, dépasser le cadre qui vous ceint, c'est lorsque votre magie vient à vous."

Elle mesura ses propos, d'un geste de la main.

"Les mésaventures vous révulsent assez pour faire preuve d'humanité, et c'est un bon signe que d'avoir l'estomac retourné face à de terribles visions, j'aurais été plus inquiète en cas de réaction contraire. Mais au delà de cela, Orson...

Elle eut un sourire éloquent, ouvrant lentement ses bras pour désigner ce fait.

"Si l'on s'en tient à votre logique, je n'ai donc strictement rien à vous offrir. Il vous aurait été plus aisé de me fermer la porte au nez -je vous crois, en effet, tout à fait capable d'envoyer valser les politesses fausses et convenues. Alors vous auriez pu profiter de votre bonheur basé sur le confort et la sécurité. Cependant, pourquoi m'avoir suivie aujourd'hui... si la sécurité et le confort vous conviennent tant que cela ? Orson, pourquoi m'avoir suivie aujourd'hui ?" "

Il y avait une chose d'à peu près sûre, c'est que Clare pouvait être bien des aspects selon la personne : mais la sécurité, voilà la dernière des choses qu'elle représentait !  Oh bien des personnes, une large majorité à vrai dire, préférait le centre chaud et rassurant, confortable, de cette forme dans laquelle il avait posé leur base. Mais Clare... Clare présageait qu'Orson n'était pas de ceux-là.

"J'ai une proposition à vous faire. Or, je ne vous en dirai pas davantage si vous ne répondez pas à ma question au sujet de ces crimes, en particulier."

Les crimes... pourquoi donc ces crimes qui n'offrent aucune récompense au sein de la société ? Si Clare lui posait cette question, ce n'était pas par une entreprise vaine ou anecdotique ! Saisissez-t-il, après tout, le sens de sa question ? Avait-il conscience que lui, lui-même, assis dans ce restaurant où chacun cherchait à devenir important, entre eux tous, il était sans doute l'un des individus avec le plus de valeur ?

Sur sa chaise, le sourcier croise les bras et hausse un sourcil alors que la jeune détective se lance dans la psychanalyse de sa personne. Lentement, mais sûrement, il sent sa jambe s'agiter. La voilà qui commence à tressauter... C'est mauvais signe.

Si il y avait eu son psy à la place de Clare, celui-ci se serait sûrement arrêté, un demi-sourire aux lèvres pour lui demander : "ce que je vous dit vous contrarie, n'est-ce pas Orson ?"
Et celui-ci aurait sûrement bougonné que non, alors que, si, de fait il était contrarié par ce qui venait d'être dit.

Et contrarié, aujourd’hui, le sourcier l'est. Il l'est à cause de la question trop pertinente de la détective : si la sécurité et le confort vous conviennent tant que cela ? Orson, pourquoi m'avoir suivie aujourd'hui ?

Cette question, Orson refuse d'y penser. Il n'a pas vraiment envie de comprendre le pourquoi du comment... Sûrement parce que la réponse l'effraie. Sûrement parce que à se demander pourquoi on fait les choses, on fini par comprendre qu'on les fait pour de mauvaises raisons...

Alors le voilà qui serre la mâchoire.... Et, presque caricatural, Orson, l'ours chafouin, froisse le museau quand la détective l'accule avec son dernier ultimatum "J'ai une proposition à vous faire. Or, je ne vous en dirai pas davantage si vous ne répondez pas à ma question au sujet de ces crimes, en particulier." et sans vraiment y penser le voilà qui pousse son grognement :

-Putain Hare, c'est fout ce que vous pouvez être chiante ! Vous pouvez allez doit au but et me la chier votre pendule ? Naaaaan, faut s'emmerder avec à répondre à votre questionnaire à la con !

A deux tables de là, un des serveurs sursaute et lui lance un regard outré.

-Vous voulez que j'vous dise quoi ?! Vous croyez vraiment qui si je savais ce qui avait dans la tête de ceux qui démembre leur mère après les avoir violé, j'srai là avec vous ce soir ? mais non, j'en aurais fait un bouquin. Un putain de best seller et j'serai riche à en crever. J'aurai même pas besoin de vous demander quelle fourchette utiliser, parce que je serai assez riche pour qu'on me foute la paix avec ces conneries !

A sa gauche un serveur s'est approché :
-Monsieur...

Mais Orson le coupe :

-Quoi ?!

L'homme a un sourire forcé, coincé par son code de conduite il doit rester poli, mais le sourcier voit bien l'éclat d'agacement dans le fond de son regard hypocrite.

-Veuillez baisser d'un ton je vous prie.

Le sourcier a bien envie de l'envoyer chier, ça le démange sévère même. Mais il respire un grand coup, et incline la tête en signe d'excuse.

-Mes excuses. Marmonne-t-il.

Le serveur lui lance un regard insistant, puis finalement tourne les talons. En le suivant du regard, le sourcier remarque qu'a certaines tables, on s'est arrêté pour leur jeter des regards à peine dissimulés.

Elle décrocha calmement la serviette de son cou tandis qu'il perdait patience.

"Une pendule..." qu'elle répéta, un peu surprise. Hors propos, mais cela lui évoquait sa plus chère compagnie : une petite pendule qu'elle avait  réussi à conserver depuis son enfance, elle ne savait trop comment, et qui la suivait partout : il était vraiment très cocasse et drôle qu'Orson choisisse cette expression, plutôt qu'une autre.

Elle continuait à l'écouter, et raccrocha un sourire, qui s'agrandit quand le serveur vint demander, dans toute sa politesse convenue, un peu de discrétion. Elle finit par glousser dans ce qui ressemblait à une toux nerveuse, tâcha de se reprendre : c'est que, tout ce qu'elle avait tenté d'exprimer à travers ses explications sur le cadre, les codes, Orson jouait symboliquement la réponse sous ses yeux même ! Elle attrapa son verre d'eau, but une gorgée, mais son rire l'empêcha d'avaler correctement, et l'eau lui remonta par le nez.

Une main sur sa bouche, elle s'étouffa, s'esclaffa en même temps, sous le regard irrité, voir offusqué, de certains clients. Prise dans son fou rire, elle recouvrit son visage de la paume de sa main, comme s'il pouvait d'agir d'un masque. 

"Ahah..! ah... vrai...vraiment...!" hoqueta-t-elle, un coup d'oeil sidéré lancé à Orson, entre l'espace de ses doigts qui recouvraient partiellement sa vision.

Finissant par rabaisser sa main, pas tout à fait calmée de son fou rire, ses yeux brillaient d'euphorie et de surprise.

"Vous venez... d'imager la réponse... dans un autre registre !" s'évertua-t-elle à expliquer tout en toussotant, cherchant à se reprendre. "...les débordements, qui font sortir du cadre... oublier les codes. Les pulsions. Voilà donc ce qui les pousse au crime sans but sociétal... Les pulsions !"

Il y eut un silence après quoi, à leur table mais aussi tout autour de la part des convives, que Clare ignorait, comme s'ils n'existaient même pas. Ce silence avait, au sens de Clare, une connotation plus définitive. Petit à petit son sourire se tarit, maintenant qu'elle songeait aux maux de ce monde, et au chaos dangereux qui était comme les bras d'un moulin, à jamais, sans cesse... ne cesseraient-ils de battre dans le vent.

"J'ai besoin de votre fougue... Orson. Besoin de vos talents, également."

C'était bien vrai, d'autant que Clare se sentait usée. Mais elle repensait au cours de la Tamise sous ce pont : fut un jour un homme en particulier en était ressorti, qu'elle avait cru perdre, et après le soulagement : elle avait ressenti, au moment de voir le canal noir dont lequel sombrait des injustices de cette ville, que yeux morts la regardaient, à n'en point douter : sous ce joug des pulsions, nombreux devaient être ceux qui avaient jeté leurs méfaits pour les entasser sous des mètres cubes d'eau gelée...

"On m'a conseillé de recruter. Or, je ne veux pas de secrétaire. Ce que je recherche dans mon cabinet de détective, c'est un assistant de confiance. Vous aurez carte blanche, j'emménage tout juste, je saurais vous verser un salaire, si tant est que cela vous intéresse... ce n'est qu'une proposition " elle lui décocha un sourire un peu désolé

Elle fouilla dans sa veste, sortit un petit papier cartonné : dessus était inscrit au stylo un numéro de ligne fixe. Elle le lui déposa, à côté de son verre d'eau. Puis elle plissa à demi les yeux, se laissant aller contre le dossier de sa chaise, comme si elle se reposait de s'être bien amusée.

"Vous souhaiterez un dessert ? Personnellement, je ne prendrai qu'un café..."

Elle faisait comme mine d'ignorer qu'il n'avait pas touché à sa soupe, ou que sa proposition n'était pas une simple bagatelle malgré la façon dont elle la présentait ! ; et en dépit de sa nonchalance apparente, si on l'eut observée attentivement, on aurait capté ce léger rictus, au coin de sa bouche.