C'est un homme de 34 ans. Il vit seul dans son appartement luxueux dont les larges baies vitrées offrent une vue imprenable sur la city. Il travaille dans la cybersécurité. Il profite de son célibat entre deux conquêtes éphémères souvent rencontrées dans des clubs du genre sélects. C'est un nerd solitaire qui vit dans un petit monde bien propre d'où rien ne dépasse, où chaque chose est rangée à sa place. Il conduit une voiture hybride, ne boit pas, fréquente la salle de sport et rend visite à sa mère tous les dimanches, le reste du temps, il le passe derrière un écran.
Les années qui viennent de s'écouler, il les a vécues exactement de cette façon là. Il est bien dans sa vie, et ne souhaite rien changer. Il n'est pas du genre à s'encombrer avec des regrets, des questions existentielles, des réflexions interminables sur les différents possibles ; ce qui importe pour lui, c'est ce sur quoi il a prise. Ce qu'il peut contrôler, définir, encadrer.
La magie n'a pas sa place dans cette vie. Il n'en parle jamais. N'y pense presque plus. Quand parfois certains souvenirs tentent de l'assaillir, il les regarde avec détachement, comme si ce n'était pas vraiment sa vie, et puis il passe à autre chose.
Pourtant, il ne peut pas taire qui il est, sa vraie nature. Je veux dire, la plupart du temps, c'est ce qu'il fait. Sans effort. Mais parfois, ça lui échappe ... Ca monte en lui comme une vague de colère inouïe, ça le submerge, et dans ces moments là, il perd le contrôle. Il change de visage. Sa frustration trouve généralement son exutoire dans les femmes, dans sa sexualité, qu'il aime violente, dominante, imprévisible et animale. Celles qu'il fréquente l'aiment justement pour ça. Mais elles finissent par déchanter, quand il déborde du cadre, quand il n'entend plus. Il joue avec les limites de sa propre maîtrise, un jeu dangereux, surtout quand elles ne sont pas informées.
Sa réputation ne le précède pas, car les femmes qui l'ont vu tel qu'il est, souvent on ne les croit pas. Et il arrive qu'on ne les revoie plus. Qu'elles mêmes ne sachent plus vraiment qui elles étaient et changent radicalement de vie. Celles qui comprennent gardent le secret. C'est comme ça. Et il parvient à s'en sortir, à continuer de ne pas penser, d'enfouir tout ça avec le reste dans un endroit au fond de lui qu'il ne regarde pas.
Dans toute sa superficialité, on le perçoit comme quelqu'un de bien. Quelqu'un qui est parti de rien et qui a réussi dans la vie, à se faire une place confortable, où on apprécie ses compétences. C'est aussi ce dont il se persuade, jour après jour, quand il croise son regard dans le miroir de sa salle de bains qui lui renvoie l'image du temps qui a passé. Tellement de temps.
Tellement de temps qui n'a pourtant pas suffi à faire mourir complètement son enfant intérieur. Celui qu'il n'écoute jamais, dont il ne soupçonne même pas l'existence. Celui qui probablement, lui a fichu cet incroyable coup de pied aux reins, un jour sans prévenir.
Il était en train de regarder la télé. Ils ont passé ce flash info sur le criminel en fuite, celui qui a fait sauter la centrale. Là, ça l'a pris comme une décharge, aussi soudaine que douloureuse. Seul dans son vaste salon immaculé, il en pleurait. Les ambulanciers ont du le descendre sur un brancard, il souffrait tellement qu'il était incapable de se lever.
Et il l'a vu défiler, le flash info, coincé dans son lit d'hôpital, ça oui. Il faut vraiment être un cinglé pour faire sauter une centrale. Encore un écolo extrémiste, ça le met tellement mal à l'aise. Ce regard qui l'attire. Comme un vieux fantôme.
" j'veux m'cacher là
- Non va ailleurs, c'est ma planque ici
- mais j'veux être avec toi
- dégage Aaron, c'est MA planque ! "Ce regard grave, vexé, perplexe, trahi
Qui lui disait sans mots, comment tu peux m'faire ça
Il lui en avait voulu, d'être là, tout le temps, de vouloir le copier sans cesse
Son visage qui s'était déformé en commençant à pleurer, et puis il était parti en courant
C'était la dernière fois qu'il l'avait vu.