Elle regarde tout autour d'elle. Elle aime cet endroit. Elle voudrait pouvoir y exister plus longtemps peut-être pour inviter plus d'enfants sur une barque qui serait devenue immense et où les voiles auraient été un gigantesque nuage, d'ailleurs elle aurait aimé l'appeler "le nuage" et dedans ils seraient devenus les enfants pirates des rêves qui voguent loin des adultes et de leur folie.

— C'est mon endroit... C'est un peu tu sais... comme avant d'entrer dans un rêve, je suis là, et si je tombe dans un morceau de l'eau j'atterris dans le rêve de quelqu'un.

Elle replace des mèches derrière ses oreilles, te désigne l'eau qui est un miroir.

— On est dans une cachette secrète ici.  

Tu remarques qu'elle est moins sereine, plus agitée.

— C'est un joli nom marche-Rêve. Chez moi on m'appelle Morphée. Mon nom est Hedda.  

Plus impatiente, elle t'observe.

— Tu l'as encore oublié, hein ?  C'est pas grave. On a pas beaucoup de temps. Ici c'est des minutes, dans la réalité ça fait déjà des heures. Je l'ai compris. C'est le problème des dimensions. Alors écoute...

Hedda se penche vers toi, murmure avec importance.

— Je suis contente que tu te souviennes que je dois te prévenir. Je dois essayer de te le dire de façon différente pour pas que tu oublies quand tu vas te réveiller, je pense c'est pour ça tu te souviens pas.

Comme Peter pan, elle aurait aimé qu'ils règnent sur leur monde, parce que les adultes faisaient de trop mauvais choix.

Elle réfléchit

— Quelque chose va se produire. Mon peuple veut changer le monde mais ce qu'il fait n'est pas bon.

Il ne fallait donc pas qu'elle dise qui, comment, pas de détails, parce que c'était les détails qui s'échappaient, comme son prénom.

Milo, il faudrait que tu essaies de prévenir ceux de ton peuple. De leur dire qu'un changement va arriver et qu'il sera pas bon, je le sais, je le sens, il va y avoir des malheurs, et...

Elle mime une chose qui se retourne, bascule comme un socle à l'envers.

— Tout va changer. Moi je peux rien faire que te prévenir parce que je vis avec eux. On est que des enfants. Mais faut que tu essaies de prévenir les tiens toi aussi, tu comprends ?

Dans le ciel, soudain une étoile filante chute littéralement à la manière d'un feu d'artifice qui a cessé et coule sur la toile du monde. Hedda sait ce que ça veut dire. Qu'une âme s'en est allée quelque part. Elle a passé beaucoup de nuits ici, et elle croit qu'en bas c'est leur univers, et qu'en haut des milliards d'autres... Elle ne sait pas comment elle le sait, rien qu'une intuition, peut-être qu'elle a faux sur ça, mais elle ne se trompe pas sur ce qu'elle dit à Milo, parce que les pratiques de son peuple dépassaient leur devoir.

— Je sais pas comment, mais faut essayer. Tu es avec moi ?

Ses yeux sont si beaux parce qu'ils brillent d'autres couleurs à l'intérieur de l'or et du bleu, des couleurs invisibles pour des humains, mais tu peux les sentir pareilles à des ondes sur un prisme qui va au delà de ta perception.

Je ne sais pas exactement... Elle eut l'air triste de l'avouer. Les enfants, on ne leur disait rien. Hedda pensait que si on leur en disait un peu plus ils grandiraient sans reproduire les erreurs de leurs parents. Mais c'est comme si les adultes ne supportaient pas qu'on fasse mieux qu'eux. Elle savait juste qu'ils étaient partis de la tour pour suivre leur mission d'arranger le monde. Elle connaissait certains d'entre eux parce que son père était dans le groupe. Mais te donner ces détails finirait par te les faire perdre encore...   Vraiment, Hedda n'aimait pas ça. Sa mère lui avait dit que les hommes ne savaient pas arranger.

— Fais-leur comprendre que ça va être la fin de leur monde... Moi, c'est ce qu'on m'a dit, la fin de votre monde comme il est...

Est-ce que sont pas mieux, là ? Sur cette barque ? Qui avait besoin de leur monde... Hedda n'est pas sûre qu'en mourant elle retournerait ici. Non, elle pense au contraire que si elle disparaissait de la terre cette mer ne lui serait plus jamais accessible : la mer, elle continuerait de faire flotter des barques sans personne dedans. Elle acquiesce à ce que tu dis. Elle aime ta détermination, synonyme d'espoir.

Fais attention à toi, Hedda ! Ne te mets pas en danger !

Elle sourit.

— Promis.

En dessous, l'eau est légèrement agitée. Hedda sait ce que ça signifie

Combien de temps avons nous ?

Tout ça, elle te l'a déjà dit plusieurs fois. Si tu as oublié à chaque fois, elle comprend qu'il vaut mieux ne pas répéter.

— Plus beaucoup.

C'est triste... Elle se dit que c'est peut-être la dernière fois qu'elle te voit. Quand même, elle se lève pour s'approcher de toi. Elle sait que le sommeil n'attend pas. Elle enjambe les bancs un à un et vient s'asseoir à côté de toi, reste épaule contre ton épaule. Un instant, elle écoute l'eau.

— Dis, Milo. C'est pas parce qu'on se verra plus qu'on pensera plus à l'autre, pas vrai ?

Avant que tu répondes, elle t'offre un timide bisou sur la joue. Finalement elle préfère ne pas montrer à quel point elle se sent triste. Attrapant doucement ton bras elle te pousse hors de la barque sans te prévenir. Sa force est si douce que c'est comme si tu avais glissé de toi-même du bois. On dirait que les voiles ont initié un souffle violent en même temps que son geste. Et alors tu bascules dans l'eau. Sans un bruit. A son contact la mer glaciale te transperce et se referme sur toi. L'univers bleu et or, Hedda se distillent dans cette matière de gel, miroir bleuté et glacial qui se découpe sur ton passage à mesure que tu tombes... tu tombes... Milo...

Il est 09h12.
Milo
Il fait si beau dehors.
Tu as un peu le vertige, les images du rêve dansent dans ta tête.
Tu te souviens : de ce qu'elle était et de ce qu'elle t'a dit.
Mais l'univers bleu et or fait de mer et de ciel, et son nom, cette fois encore, tu les as oubliés.