Cela faisait plus d'un an que le monde de Jane avait pris une tout autre dimension. Paradoxalement, le 9 mars 2019, les londonniens se retrouvaient enfermés sous un dôme, puis rapidement, dans des quartiers, limitant ainsi drastiquement leurs possibles. Mais Jane, elle, avait été libérée sous ce dôme. Son monde, ses déplacements, ses interractions… Tout avait pris des dimensions exponentielles.

Elle vivait désormais à The Doyent. Elle avait appris à communiquer, à jouer, à apprendre, à rire, à pleurer, à vivre. Ca n'avait pas été facile tous les jours. Elle avait mis du temps à comprendre les différents rouages des interractions sociales. Elle s'était fais un petit groupe d'amis, plus proches que les autres.
Parallèlement, elle continuait à maîtriser son pouvoir, et à tester ceux des autres.

Une adolescente, les cheveux roux. Entre 14 et 17 ans. Difficile à dire de dos. Elle voit son visage. C'est elle… en plus grande. Des larmes coulent sur son visage. Elle jette une rose blanche, dans un trou. TOC. Le bruit sourd de la fleur contre le bois du cercueil. Un homme vient la prendre par l'épaule, en jetant à son tour une rose. Grand, brun, ténébreux. Elle a l'impression de l’avoir déjà vu. Elle ne distingue pas nettement le nom inscris sur la pierre tombale. Les dates, en revanche, sont nettes : 5/9/1962 – 27/11/2023. La jeune fille se tourne vers l'homme, se blotti contre lui. « Tonton, pourquoi elle finit toujours par m'abandonner ? »

Elle sortit de sa vision, décontenancée. Un sentiment mêlant interrogation, tristesse, angoisse, et l'envie de savoir. De savoir tout…

- Ok Charlotte, il est vraiment flippant ton pouvoir… Je. Je crois que je viens d'assister à l'enterrement de… l'enterrement de ma mère ?  C'était mais horrible quoi. Et y'avait ce type là. Le trop bogoss qui vient voir le p'tit bizarre.

Le 27 novembre 2023, elle perdrait une mère qu'elle ne connaissait pas. Une mère qui existait donc.

- T'as déjà vu ce genre de truc ? Dans tes visions, des choses aussi… lointaine ? Et elles se réalisent tout le temps tes visions ?

- Jamais plus de quelques mois… t'es agaçante avec ton truc de choper nos pouvoir en mode cheaté ! Mais oui, elles se réalisent toutes. Mais, San dit que rien n'est inéluctable. Rien n'est évitable. Que l'avenir n'est pas gravé dans le marbre et qu'il est possible de le modeler selon nos propres actions.

- Tu sais comment il s'appelle ?

- Qui ?

- Celui qui vient voir Oz.

- C'est qui Oz ?

- Le p'tit bizarre… En vrai, tu sais, il est pas si bizarre. Surement moins que moi quand je suis arrivée.

- Ah, le bogoss… Laisse tomber girl, trop vieux pour toi…

- Lol. Mais il était dans ma vision. Je suis sûre que c'était lui. Il connaît peut-être ma mère… Il me connaît peut-être moi ?

Charlotte lui fit un geste de la tête.  L'homme qu'elle cherchait venait de descendre l'escalier et s'apprêtait à sortir.

- Milan James. Allez, rattrape-le. Fonce. 88 miles à l'heure !

La jeune fille, qui n'avait pas compris la référence, se mit à trottiner à sa suite.

- Monsieur Milan ! Monsieur Milan ! Attendez-moi s'il vous plait !

- Échec et mat.

L'enfant avait tordu le nez, et parcourait l'échiquier des yeux. En long en large et en travers. Probablement pour y trouver une faille, une issue de secours. Il était tenace et ne rendait pas les armes facilement. Un brin défiant aussi, se refusant à croire ce que l'homme face à lui venait d'annoncer.
Avant qu'il n'ait pu protester, ce dernier s'était déjà levé et avait attrapé sa veste, posée sur le dossier de la chaise. Il lui accorda un sourire amusé et tout en se rhabillant, lui lança :

- Continue à t'entrainer, tu joues vraiment bien.
- Mais tu gagnes toujours … Grommela l'enfant.
- Tu n'aimerais pas que je te laisse gagner. Assura l'homme. A bientôt Oz.

L'enfant haussa les épaules, tandis que l'homme gagnait la porte d'un pas assuré, en proie à des souvenirs exhumés à travers une nappe de madeleines de Proust. Quelques vingt ans plus tôt, lui aussi se trouvait face à un adversaire qui refusait de pratiquer cette habitude stupide qu'ont certains adultes de laisser gagner les enfants. Sans cela, il ne serait pas le même, il en était certain.
S'il les enfants n'étaient ni son fort, ni sa tasse de thé, il avait dernièrement multiplié ses visites à The Doyent, pour le plus grand plaisir de San. Il tenait un engagement pris avec la souris, à savoir ne pas laisser Oz livré à lui-même. Ce gamin - en plus de posséder un pouvoir hautement fascinant pour un homme tel que lui - n'était décidément pas comme les autres. Et si San s'amusait de cette étrange alliance, elle gardait précieusement pour elle tout commentaire qui aurait pu pousser Milàn à prendre la fuite, laissant ces deux êtres un peu étranges s'apprivoiser petit à petit.

Sur le montant de la porte, il avisa la petite encoche, vieux souvenir de l'expérience d'une bande d'enfants bien des décennies plus tôt. Il y passa le doigts, chassant dès qu'il les sentit poindre les élans nostalgiques qui menaçaient de pointer leur nez. Ce lieu avait le don d'ouvrir des failles dans les plus profondes armures. Il était tout simplement hors de question de laisser la vieille bâtisse œuvrer.

S'arrachant à la contemplation du bois, il dévala les escaliers menant au grand hall.

- Monsieur Milan ! Monsieur Milan ! Attendez-moi s'il vous plait !

Surpris d'être ainsi interpelé par une voix flûtée, il mit fin à sa cavalcade devant les portes du manoir. Un petit lutin roux avalait la distance qui les séparait d'un pas décidé, les yeux rivés sur lui. Rapidement, il tenta de rassembler les informations qu'il pouvait avoir sur la gamine. Une douzaine d'années, rousse, les yeux verts. Elle faisait partie de ces nombreux enfants qui avaient été propulsés à The Doyent suite au 9 mars…
Quelque chose dans son regard attira son attention. Comme la fugace impression de l'avoir déjà croisée ailleurs, sans parvenir à se rappeler des circonstances. Habituellement, sa mémoire était plus que fiable, pourtant, cette fois-ci, l'information lui semblait hors de portée.

- On se connait ? Demanda-t-il en plissant les yeux, masquant son amusement face à la tornade flamboyante qui reprenait son souffle.

Monsieur Milàn, c'était un coup à prendre dix ans en deux mots…

Elle reprit son souffle un instant, avant d'hésiter.

- Non. Enfin, oui. Enfin non. Peut-être… Je veux dire, j'espérais que vous me connaitriez…

Elle fit une pause, faisant rouler ses yeux comme pour remettre ses idées à plat.

- En fait, j'ai des raisons de penser que vous êtes mon oncle… le frère de ma mère sans doute. Je me nomme Jane Doe…

Son regard était plein d'espoir. Elle n'attendit pas la réponse et ses explications devenaient de plus en plus brouillonnes. Elle avait déjà du mal à les structurer correctement dans sa tête ; comment aurait-elle pu exprimer ses pensées de façon claire, et ne pas passer pour une folle ?

- Il y a eu la vision de Charlotte. Parce que j'ai copié son pouvoir. Et Charlotte, c'est ma copine. Y'avait cette vision, j'ai vu que tu étais proche de ma mère à cause de la rose. Et j'étais là, et vous étiez protecteur. Et je disais « tonton ». 2023… mais je me dis, tonton, c’est pour la vie. Et ce qui est vrai en 2023 doit être vrai en 2019. Charlotte, elle dit que ses visions sont vraies. Qu'on peut les changer. En théorie. Mais qu'elle l'a jamais vu. Du coup, vous devez connaître ma mère ; moi non. J'ai jamais cru qu'elle existait avant. Enfin, en cours, on a vu le spermazotoïde et l'ovaire. Les bébés, le papa, la mam… Non, on dit spermatozoïde.
Du coup, vous êtes mon… Je dois vous tutoyer ? Et… elle s'appelle comment ? Votre sœur, ma mère ?

Elle était de plus en plus anxieuse, s'arrachant de son majeur frénétique sa cuticule du pouce gauche, jusqu'au sang.

Des années de maitrise d'expression faciale mises à mal par un gnome d'un mètre vingt. Il lutta intensément pour ne pas arrondir les yeux sous l'effet de la surprise. Seul un soudain dilatement de pupilles trahit l'effet qu'avait les paroles de la gamine.

Jane Doe… Personne non identifiée. Il fronça les sourcils.

Il détailla le visage avec plus d'attention encore, s'attardant sur les yeux pleins d'espoir qu'elle levait vers lui. Espoirs qu'il allait tuer dans l'œuf.

- Tu copie les pouvoirs ? Murmura-t-il intéressé.

Les caméléons étaient extrêmement rares. La dernière fois qu'il avait observé une mention de ce pouvoir c'était dans un dossier de la Triade concernant la surveillance d'une femme qui avait accidentellement causé la mort de plusieurs autres.
A quel point pouvait-elle les copier ? A l'identique ? Et pour combien de temps ?
Des flots de questions naissait dans son esprit tandis qu'elle s'embrouillait dans des explications confuses qu'il avait du mal à suivre.

- Ecoute… Jane, c'est ça ? Je pense que tu fais erreur sur la personne. Je n'ai pas de sœur.

Elle serait probablement déçue, il pouvait le comprendre.
Enfant, il avait longtemps cherché des visages similaires au sien, des yeux semblables, des expressions, des particularités parmi les gens qu'il croisait. Il avait passé des heures à observer les gens marcher dans la rue, se demandant si quelqu'un, quelque part, le cherchait. San avait toujours prétendu ignorer l'identité de ses parents. Avec le temps il avait commencé à en douter comme il doutait désormais de tout. Il lui semblait parfois se souvenir d'épisodes de sa vie avant The Doyent, sans être certain de ne pas les avoir créés de toutes pièces. Toujours était-il que presque trente ans plus tard, personne n'était jamais venu. Et en dépit de ses recherches, il n'avait jamais obtenu quelconque renseignement quant à ses origines. Son nom, son prénom, avait probablement été inventé pour lui lorsqu'il était arrivé ici. Une vie bâtie sur du vent. Un édifice sans fondation.
Se construire sans notion exacte de ses origines était un exercice périlleux qu'il connaissait fort bien. San, cependant, serait un guide parfait pour cette gamine, comme elle l'était pour tous les enfants qui résidaient à The Doyent. Elle leur apprenait à monter les pierres de leur existence avec une solidité qui compensait les bases foireuses.

Se rongeant la peau des doigts, Jane paraissait atteindre des niveaux de stress auquel il n'était pas certain que son jeune cœur résiste. Il se baissa un peu pour se mettre à son niveau. Quel âge pouvait-elle avoir ? Une dizaine d'années tout au plus. Son pouvoir devait être en plein développement.


- Je suis désolé. Poursuivit-il en affichant un visage grave. Il faudrait pouvoir creuser davantage la vision de … Charlotte pour en savoir plus. Il détourna un instant le regard pour éviter de lire la déception dans les yeux de l'enfant. Puis repris : Je suis certain que San pourrait t'aider à éclaircir les images que tu as vu.

Se fendant d'un faible sourire, il hocha la tête comme pour se convaincre lui-même, se redressa de toute sa hauteur et amorça un mouvement de repli avant d'hésiter.

- Et ton père ?

Pas de sœur…

Tout devenait de plus en plus flou. La vision était-elle fausse ? Ou en 2023, dira-t'on « tonton » comme certains disent « frère » à tout bout de champ ? San pouvait-elle vraiment l'aider à y voir plus claire ?

- Et ton père ?

C'était une évidence… si ce n'était son oncle maternel, il ne pouvait qu'être son oncle paternel… Elle s'était focalisée sur sa mère, mais, au final, elle savait bien qu'elle ne connaissait pas plus son père.

- Alors votre frère est mon père ? Tu dois connaître mes deux parents alors ? N'est-ce pas ?

Au fond d'elle, elle sentait bien qu'il allait lui répondre qu'il n'avait pas de frère, ou que celui-ci était mort dans l'enfance, ou stérile à la suite d'une attraction de fête foraine qui aurait mal tourné…
Dans sa tête, elle était déjà en train de réfléchir à ce qu’elle allait dire à San. Comment aborder la vision sans avouer qu'elle abusait sans doute de son pouvoir ?

Elle se souvint d’un détail alors. Le nom sur la pierre tombale, mais la première lettre du prénom était visible.

- L. Ça commence par un L. Son prénom. Je crois. Y'avait du soleil. On voyait pas bien. Mais elle s'appelle peut-être Léa, Louise, ou Lizzie. C'est peut-être un diminutif. Elisabeth ? Lady ; elle aurait un titre ? Nom de Zeus, ça n'avance à rien !

Elle répétait le juron préféré de son amie, là encore sans connaître la référence.