Ici les enseignes clignotent comme des portes de frigo qu'on aurait mal fermées. Crise d'épilepsie garantie. La gamine déambule, parmi les noctambules dont les odeurs corporelles lui vrillent les narines. Même si on est pas très regardant dans ces quartiers-là, y a tout de même des limites. Genre attentat à la narine ou homicide involontaire par suffocation pestilentielle. Grimace greffée au museau, elle évite un type qui lui jette un regard lubrique. Ici on a toujours la sensation d'être de la viande fraiche même si la date de péremption de certains est dépassé depuis des mois. L'autre soir, elle en a mordu un. Elle a regretté direct. C'est pas qu'il ait protesté ou rendu des coups, non, elle l'a bien choppé au cou comme on lui a appris. Mais sept brossages de dents et douze chewing-gum après, l'odeur et le goût porc sur le retour du gars voulait pas s'en aller. Du coup, maintenant, elle se balade avec un petit couteau glissé dans la chaussure. Bien plus hygiénique que ses dents.
La sacoche qu'elle porte en bandoulière est pour l'instant légère puisque casi vide. Elle sait qu'au retour ce sera pas la même, et qu'il faudra faire gaffe aux contrôles. A l'intérieur de cette zone, elle craint pas grand-chose si elle se fait pas remarquer. C'est aux "frontières" que ça se corse. Comme elle est petite, elle peut passer par les souterrains. Même s'ils ont bloqué la plupart des entrées par des dalles de bétons, il existe un passage où on peut si on a la taille d'un gros rat, passer d'une zone à l'autre en rampant.
Ça fait quelques semaines maintenant qu'elle passe les marchandises pour quatre sous. C'est pas grand-chose, mais c'est toujours ça de pris.

Pas très compliqué. Le gars est assis là, comme à son habitude. A coté, une sacoche. Lui suffit de poser son cul sur la marche à côté de lui et de repartir avec l'autre sac. Celui plein. Chargé de toute la merde que les richards de l'autre secteur s'enfileront avec joie quand on leur revendra.
Il lâche pas un mot comme d'hab. Il embarque la sacoche de la gosse et va compter dans l'arrière boutique. Elle attend les quelques minutes nécessaires avant de se barrer dans l'autre sens. Dans la ruelle ça gueule et ça s'agite. Plus que d'habitude, ce qui est pas peu dire. Le menton au creux de la main, elle regarde un môme se faire trainer sur les pavés à s'en faire déchausser les dents. Le type porte la cap des blaireaux du Concile. Personne mouftera. Adieux le râtelier. Le gosse portera un dentier pour le restant de ses jours.
Si elle avait quelques kilos de plus, elle serait allée lui mettre son poing dans la gueule. Mais avec sa taille de lutin, à par gagner un abonnement au club des édentés (dans le meilleur des cas) elle risque pas d'obtenir grand-chose. Elle lui crachera sur les shoes en passant.

A côté d'elle, une vieille murmure quelques paroles inaudibles. Elle aussi se révolte. Intérieurement, évidemment. Ivy parcoure la rue des yeux. Des bonhommes y en a partout. Eux qui portaient fièrement leurs couilles en bannière l'instant d'avant semblent avoir gagné le camp des eunuques en moins de deux. La gamine grimace.
Et puis la vieille change de registre. Une exclamation étouffée. Au milieu de la ruelle, une bonne femme fend la foule. Ivy plisse les yeux. C'est une louve. Elle avale la distance et fond sur le type et le gosse pour se planter devant eux. Autour les badauds se rapprochent. Ça va forcément mal finir, alors tout le monde va voir. Suffisamment près pour être éclaboussé par le sang, pas trop pour pas être impliqué.
Emportée par la curiosité, elle se lève prestement et se glisse parmi ses corps qui la repoussaient quelques minutes plus tôt.

- "désolée, c'est un de ma meute, je peux le reprendre ?"

Une lueur de défi empreinte de fierté dans les yeux, la gamine se faufile au premier rang. C'est une louve de 50 kilos mouillée qui claque le museau de tous ses adeptes de testostérone.
Le gamin en profite pour décoller sa tête du pavé, il est bien amoché. Ivy franchit le cercle de badauds pour rejoindre la louve et le malheureux.

Son collègue fumait, adossé contre la facade d'une vieille école depuis à l'abandon. Dans un silence quasi coutumier, Zira regardait le vol des oiseaux que le dôme avait rendu paniqués. Elle aussi, appuyée contre le mur de brique, n'ayant qu'un cure-dents à la bouche, se perdait dans la progression des taches noires dans le ciel d'un bleu en déclin. Ses yeux étaient fixes, clignaient peu souvent : c'était comme si la brûlure de ses rétines lui rappelaient qu'elle était en vie. Elle tolérait bien ce collègue. Leur communication se résumait au strict minimum, et Zira se trouvait particulièrement à l'aise avec le silence.
Après lui avoir souhaité la bonne soirée, elle bifurqua dans les artères parallèles.

Les gens s'écartaient sur son passage comme des biches à côté d'un carnivore. D'une démarche fluide, presque féline, elle s'amusait à faire tourner le manche de son couteau à cran dans sa paume, sa cape virevoltant doucement, le pentacle rouge sang imprimé comme un étendard mortifère. Quelques vendeurs lui tendaient amicalement des plats chauds, Zira les ignorait. Il était toujours avantageux d'offrir des repas à un membre du Concile, il vous le revoudrait, mh, c'est ce qu'ils croyaient ?

Décalant le cure dent au coin de ses lèvres, elle cessa de jouer avec son couteau. Elle venait de remarquer le petit attroupement formé. Dans un petit claquement de langue, pas plus enchantée que ça - la plèbe était d'une chiantise frôlant la caricature- elle changea de direction. Elle bouscula les gens qui s'offusquèrent au début, puis s'excusèrent très vite, se firent tout petits après avoir remarqué le symbole sur sa cape. Il y en eu même une pour glapir quand elle vit qu'elle portait le même symbole au poignet. Si mettre une cape en l'honneur du Concile était de mise pour ses partisans, il y en avait peu pour porter ce tatouage là sur leur peau.

Arrivé devant la scène, Zira rentra dans une gamine qui  s'était approchée à son tour. Elle la poussa brusquement sur le côté, la faisant presque tomber, comme si elle n'était qu'un déchet particulièrement puant.

"On croirait que la pauvreté empêche les parasites de pondre, mais non..." dit-elle d'une voix atone, plus pour elle-même que pour quiconque d'autre. Ses yeux firent le tour de la scène, elle avait l'air d'une statue de glaise qui scanne. Celui-là, cape ou pas, elle ne l'avait jamais vu de sa vie.

"Qu'est-ce qui se passe ici ?" aboya-t-elle, le regard las. Le mec la regarda de haut en bas. S'il présumait avoir à faire à une collègue, il semblait assez futfut pour présumer qu'elle était peut-être au dessus de lui pour lui parler de la sorte.

Il pointa son doigt vers le gamin

"Je l'ai pris à voler."

Elle pencha sa tête sur le côté, offrit un sourire sans joie au gamin. Puis elle avisa des deux gamines.

"Et elles ?"

Il haussa des épaules, démuni.

"Je sais pas, une c'est de sa meute, -pointa Sisi du doigt- et l'autre..."

"Mieux vaut leur donner l'occasion de parler par elles-mêmes. Non ?"  la fin de sa phrase ne fut plus qu'un murmure.

Elle ne prêta aucune attention à l'homme devenu offensé de s'être fait couper la parole.
Plissant les yeux, elle se replia sur elle-même, croisant ses bras, pour mieux se porter à la taille de la fille qu'elle avait méchamment bousculée dix secondes plus tôt. Zira rongeait son frein depuis ces deux semaines, de surcroit elle supportait de moins en moins ces enfants de déchets qui bondissaient dans les ruelles comme des singes galeux. Elle avait remarqué que trop de civils avaient migré du Secteur Sud pour exploiter la faille putride qu'offrait le Secteur Nord. Tout le paradoxe étant sûrement que Zira était une arme tenue par Barkok, ancrée dans un marasme de nouvelle pègre qui mettait une balle dans la tête des petits patrons ici glorieux de faire travailler leurs poulains et pouliches. Un petit intérêt s'éveilla chez Zira quand elle remarqua la lueur dans les yeux de cette enfant là. Ca lui rappelait un reflet de son propre regard, enfant, dans les steppes gelées de Russie.

"Tu peux me dire ce que tu fais "là" ?" murmura-t-elle, un sourire trop parfait sur son visage lisse. Elle souligna le "là", assez pour lui faire comprendre qu'elle parlait de cet endroit précis, entrée dans une scène qui ne la concernait pas. Dans l'attente, elle ressemblait presque à un de ces chiens de cerbère qui attend de vous croquer si vous donnez la mauvaise réponse. Elle n'avait pas jugé nécessaire de ranger son couteau, qu'elle gardait toujours négligemment dans sa paume repliée.

Décidément les pavés c'est the place to be aujourd'hui. Les mains pleines de graviers dégueu sur lesquels la moitié du monde a craché, elle se redresse en retenant le regard mauvais qu'elle aurait bien lancé à la dernière arrivée. Ça la démange sérieusement mais un sursaut d'instinct de survie lui susurre en hurlant de s'écraser face à la silhouette de la femme. Elle est grande du style perche pas bien épaisse avec un teint blafard. Elle a pas l'air commode et la gamine est assuré qu'elle lui trancherait la gorge en direct live si elle faisait la maline. Ok, la présence du couteau aide pas.
Ivy soutient le regard de la femme parce qu'elle sent qu'avec elle, pas de triche possible. Elle passera pas pour la môme idéale, elle pourra pas mentir. Pas de pirouette pour s'en sortir, d'entourloupe ou d'embobinage. Alors elle se contente de frotter ses mains l'une contre l'autre pour en virer les saletés qui y restent collées.
La question est un murmure à la lame acérée, elle passe si près que la gamine l'entend siffler au creux de son oreille.
Ivy déglutit avec difficulté. Elle sent le poids des regards sur sa nuque. Ça picote. Le gamin sur sa droite, ose à peine relever la tête. Une première fois elle ouvre la bouche, puis la referme aussitôt. Ses yeux s'égarent rapidement sur l'homme qui s'est fait moucher, puis sur la femme qui est intervenue.
Ce qu'elle fout là ? A vrai dire elle en a pas la moindre idée…
Ses doigts triturent nerveusement l'ongle de sa main droite tandis qu'elle se mord intérieurement la joue en préparant ses mots.

- J'ai … Sa voix lui parait trop faible soudainement. Elle reprend un peu plus fort après s'être éclairci la gorge : J'ai pas voulu qu'elle soit seule… face à lui. Lâche-t-elle en désignant l'homme du menton. Ils avaient tous la trouille. Marmonne-t-elle en relevant un regard farouche vers la femme.

C'était peut-être pas la bonne réponse mais ça a le mérite d'être la vérité. Et puis l'attitude de la femme envers l'homme laisse entrevoir une légère faille dans laquelle elle a pas d'autre choix que de s'engouffrer, si elle veut garder ses mains.

- Et puis c'est juste un môme. Doit y avoir plus urgent non ? Lâche-t-elle du haut de son immense expertise de 14 ans.

Après un haussement d'épaules un peu effronté, elle baisse les yeux dans l'attente de la sentence.

Penchée de la sorte, tout ouïe, les yeux grands ouverts, sa longe cape noire recouvrant sa silhouette voûtée, on aurait presque pu avoir la berlue, la confondre avec un gigantesque corbeau à l'écoute. Pendant qu'elle l'écoutait, son sourire s'élargit, ses yeux, eux, étaient remplis d'un peu... d'incrédulité. Finalement, Zira se redressa et éclata d'un grand rire. Le visage levé au ciel, le silence devint oppressant autour du cercle, des gens chuchotèrent sans comprendre : ce rire n'avait rien à faire dans un tel moment.
Vivement, Zira se retourna alors vers l'homme, dans un mouvement de cape presque caricatural.

"Tu as entendu, homme ? Il doit y avoir plus urgent."

Il fronça les sourcils, indécis sur quoi dire. Elle perdit derechef son sourire, lui montra les deux loups du doigt, comme une automate aux émotions simulées.

"Laisse-les partir."

"Je..."

"Je-t-ai-dit laisse-les partir."

"Moi je suis les ordres du Concile."

"Puisqu'elle est venue les aider, je la prends au mot." dit-elle doucement sans tenir compte de sa phrase.

Naïve, sauvageonne sur les bords, pourtant. Qu'est-ce que cet air sur son visage ? Cette gamine déconcertait Zira.

"Moi, j'ai dit, je suis les ordres du Concile"

Zira ne répondit rien, continuait de fixer la gamine sans prêter attention au thusien.

"Un enfant qui vole, c'est un adulte qui volera."

"Qu'a volé l'enfant ?"

"Ce n'est pas.."

""Qu'a volé l'enfant ?""

"Euh des billets."

"Des billets ?"

"Des billets mais..."

"Ca n'a presque plus de valeur."

"Oui mais..."

"Tu me fais perdre mon temps."

Sa phrase tomba sèchement, au point qu'il y eu même un homme dans l'assistance pour échapper un rire surpris. La foule qui s'était amassée bloquait presque le passage à présent. En hauteur sur leur balcon, des filles de joie murmuraient d'un air grave, observant l’interaction.

"Les enfants, je vous propose un marché. Les deux pouvez partir, en échange cette gamine prendra pour vous. Homme, qu'est-ce qu'on réserve aux enfants qui volent ?!" tonna-t-elle de sa voix sans timbre. Il pinça des lèvres, mécontent.

"Trois jours de cellule je dirais... Au fait sachez que j'ai un nom, je m'appelle..."

"Trois jours. " coupa-t-elle.  "Qu'est-ce que trois jours de cellule..." rajouta-t-elle en murmurant. "A moins que le gamin accepte son sort. Une innocente n'a pas à payer le prix de ta bêtise, pas vrai, petit ?"

Le garçon en question pleurait silencieusement depuis plusieurs minutes. Effrayé, il se déroba au regard de Zira, comme si elle risquait de lui lancer une malédiction. Il renifla de longues minutes, ses larmes et sa morve coulant sur les blessures de son visage plein de sang, balbutiant à petite voix, sans regarder la gamine.

"Je... Je... Je veux... Je veux juste rentrer à la maison..."

Zira eut un sourire satisfait.

"Très bien." Elle attrapa la gamine par le col, d'un poigne ferme sans lui faire mal, l'invitant à la suite. Ce geste, la vitesse et la sûreté de sa main, c'était comme d'être tenu par un bourreau qui avait des décennies d'expérience.

- Héééé !

C'était plus à l'attention du garçon que de la fille dont la poigne empêchait presque ses jambes de toucher terre. Ce petit vers de terre allait la laisser payer pour elle !
Elle referme immédiatement la bouche. Inenvisageable de lui faire le plaisir de se plaindre ou de protester davantage face à toute cette clique de collabo.
Elle relève le menton avec toute la dignité possible qui reste quand on vous traine par le colbac comme un chien qui aurait pissé sur le tapis. S'autorisant même un regard mauvais à l'attention du type qui venait de se faire broyer son autorité comme on écrase une fourmi, elle emboîte le pas à la femme à la cape, bien décidée à ne pas se laisser trainer comme de la vermine à travers les ruelles dégueulasses. Les visages défilent. Celui du gamin qui en profite pour filer ventre à terre, celui de la louve, grave et sauvage, les badauds, emplis de pitié pour certains, d'autres s'autorisant à sourire de la scène qui avouons-le, tournait au vinaigre pour son cas. Au passage, elle croise le regard de l'homme à la sacoche.

*Oh putain, la sacoche…*

Freinant des quatre fers elle tourne la tête à se dévisser le cou, avisant le petit sac plein de ce qu'on ne manquerait pas de lui réclamer d'ici sa sortie de cellule.
Si elle partait sans, elle était morte. Si elle partait avec et que la perche à la capuche mettait son nez dans ses affaires, elle était morte. Bref, c'était mal engagé.
Avant même de réaliser ce qu'elle faisait, elle invective la seule personne de l'assemblée qui ne manque ni d'audace, ni de crocs.

- Hé, la louve!

L'autre la poussait sans ménagement, ses baskets crissant sur les graviers et dégageant de la poussière.

- C'est bon, je compte pas me barrer, je suis pas une larvasse moi. Grogne-t-elle en direction de son bourreau. Mes affaires! Bleugle-t-elle en jetant un œil éloquent à la louve. Tu peux récupérer mon sac ? Y a mes … affaires de cours ! Hurle-t-elle en dernière chance, désignant la sacoche toujours posée sur les marches, à côté de l'homme un peu désappointé de se trouver ainsi sous les feux des projecteurs.

A force de se tortiller, la poigne de la femme s'était resserrée autour de son col, coupant la parole à la gamine qui se contente de grogner une nouvelle fois.

Sisi se herisse. Plein de trucs qui lui passent par la tête. "Est-ce qu'on peut faire sauter la tête d'un humain, pof, d'un coup de patte ?" Lui faut sa forme d'hybride.
Comme on décapsule une bière, puis prendre la main du mioche, dégager. La merde : trop romancé son délire. Seule contre deux thusiens, impossible. Elle voit la scène comme si ça passait sous ses mirettes.
Le temps qu'elle se transforme déjà, faudrait qu'elle commence par faire pousser ses crocs, croquer la carotide de ce connard, l'autre lui lancerait le couteau, si c'est de l'argent elle va prendre cher, en plus elle connait pas son pouvoir, si ça se trouve...

"Laisse-les partir."

Frappée, rendue conne. Mais la psychopathe la regarde pas, on dirait qu'elle a trouvé son cadeau de noël. Quel âge a l'autre louve ? seize ? quinze ? Elle fait jeune. Sisi aussi fait jeune. Mais Sisi, elle est quasi une adulte, pas du jambon cru, elle voudrait jouer la fière, ouvrir sa gueule.

Mais non, ses cheveux qu'ont fait la guerre entre eux, elle a plus l'air d'un animal qui s'est mangé le barre-brise d'un pick up, qui se réveille, qui se rend compte que y'a rien qu'elle puisse tenter devant le canon fumant d'un gros bûcheron.  Elle est pas surprise par le reniflage du petit. C'est un petit, un gamin, qu'a la capacité de sang-froid d'une coupelle de thé. Par contre, ses yeux sont noirs quand elle voit passer l'autre louve, Sisi lui en veut. Elle aurait su gérer, elle aurait trouvé. Pour qui elle se prend ? Qui elle croit être ? Comment on peut faire plus con ?

Brusquement ça lui revient. Ses yeux s'écarquillent. Elle l'a déjà vue, autour des stèles, sur un arbre. Elle l'a déjà vue : Sisi est sûre que c'est elle. Déjà avant, elle avait misé sur le mauvais abris. Un loup, ça grimpe pas aux arbres.

Est-ce qu'elle devrait amorcer quoique ce soit, Sisi ? Comment ? Elle a vécu dans la fange, nagée sur le goudron bouillonnant des autoroutes, elle connait la dureté du système : ce farfadet vient d'où bordel de merde ? Qu'est-ce qui lui prend, tout à coup, d'adopter des airs de grosse dure ? Sisi, elle hallucine un peu, elle peut faire que rester immobile, figée comme un piquet, elle s'est pris tellement de coups sur le museau qu'elle connait la dure loi de la vie. D'un geste lent, elle attrape la main du petit garçon qui chouine, elle suit du regard l'autre. La grand dame, Sisi peut sentir sa folie et son danger. Comme un loup sait. Impossible de s'y frotter. Elle s'est déjà faite ridiculiser par un thusien à la tronche de péteux, elle se dit qu'un mouvement suspect et elle sentira la lame d'un couteau figée dans sa carotide. Les gens reculent un peu quand la thusienne s'éloigne avec sa proie, comme s'ils avaient peur d'entrer trop longtemps dans leur champ de vision. Sisi remarque, au revers d'un geste de la thusienne, le tatouage qu'elle porte. Le connard de collègue le voit aussi, alors il perd toutes ses couleurs ce fils de chien. Sisi se mord l'intérieur de la joue, elle essaie de chasser cette louve de sa mémoire.
Y'a toujours des oiseaux pour sauter d'une falaise et se rater. C'est pas sa faute. Les plus faibles crèvent les premiers, c'est tout.  
Amère, son départ se fait interrompre par la voix de la louve, par contre. Sisi s'immobilise dans son mouvement. Elle avait tapoté son épaule pour faire comprendre au petit de grimper sur son dos. (jamais à l'abri que l'autre fils de dégénéré aille pas se venger, suivre le mioche, ceux en mal de pouvoir sont les pires, Sisi en est sûre) Le petit sur son dos, elle hésite. Elle jette un coup d'oeil à la sacoche. Son temps d'arrêt dure une éternité, plein de gens s'éloignent de la sacoche comme si c'était une bombe. Sisi aussi devrait s'en éloigner. Ca va lui apporter des emmerdes. Elle en a assez.

Le petit renifle sur son épaule, laisse de la morve dessus.

"Fait chier !" siffle Sisi. Avec rancoeur, elle s'élance trop vite. Ca fait s'exclamer quelques poules mouillées. "Touchez moi jvous bouffe"  ses yeux le grognent en croisant la foule. Elle attrape la sacoche par sa lanière d'un mouvement rageur, puis s'enfuit déjà en courant, sentant le petit enfant la serrer fort, très fort.
Pas un regard en arrière.
Juste : un goût amer, vraiment insupportable, dans la bouche.

Spoiler:

Zira jouait de nouveau avec son couteau sans regarder la gamine. Elle marchait devant elle, assurée qu'elle la suive : elle se disait que cette ado n'était pas totalement idiote, qu'elle n'aurait pas l'impudence de s'enfuir. L'avantage avec le métal, quand on le maniait, c'est qu'il pouvait poursuivre les fugueurs comme des aimants fous. Ils traversèrent plusieurs ruelles bondées. Pas mal de personnes les remarquèrent : les yeux ronds, ils chuchotèrent, quelques uns voilés sous leur capuche baissèrent la tête -à croire s'ils n'étaient pas suffisamment dissimulés.
Arriva un moment où les blocs d'appartement se raréfièrent, remplacés par des maisons avec jardins, puis des carrés d'herbe qui menaient à d'immenses parcs et champs dallèrent le paysage une longue heure, ils avancèrent ainsi jusqu'à ce que le froid s’immisce entre les fibres de leurs habits, que le flou de la nuit leur fasse presque oublier qu'elles n'avaient pas totalement quitté la ville, encore moins le dôme. Finalement, Zira s'arrêta : elle leva le nez face au portail de l'immense bâtisse. Le manoir des Highgate.
Soudain, un courant d'air la frôla. Zira tendit sa lame sur le côté, décochant un sourire goguenard. 

"A ta place, le clebs."

A quelques centimètres de la lame brandie par Zira, un visage se découpa subitement dans la nuit. Les rayons de la lune mince éclairèrent ses traits comme taillés à coups de serpes. La pureté bleue de ses yeux contrastait avec son visage buriné. Il fallut quelques secondes pour cerner que le reste de son corps quittait progressivement son pouvoir d'invisibilité.

"Qu'est-ce que cette jeune louve fait ici?" demanda-t-il, d'une voix rocailleuse.

Zira ne fut pas vraiment étonnée par la nature de la gamine : un animal, c'était du genre à foncer sans utiliser sa cervelle.

"Je pensais qu'elle pourrait batifoler dans le jardin du manoir. Tu n'auras qu'à lui apprendre à renifler le cul de ses congénères" Ce dernier ne releva pas. Insensible aux piques de Zira, il coula un regard dilaté à la gamine, dévoilant une grosse balafre sur sa joue droite.

D'un geste las, elle rangea sa dague, gardant ses mains dans les poches.

"Insubordination. Trois jours en cellule. Je souhaiterais entrer."

Le loup tourna de nouveau sa tête vers Zira, encore penché en avant. Dans cette posture, il donnait l'air d'être prêt à se jeter sur elle. Il resta silencieux de longues secondes, comme s'il paraissait réfléchir. Finalement, il recula de trois pas et s'en alla ouvrir le portail imposant du domaine. Les autres gardiens étaient aux alentours, Zira le savait. Elle se doutait que la gamine devait sentir leur regard sur elles. Sur les rampes en pierre du manoir, une louve était accroupie, bras croisés sur ses genoux repliés : elle offrit un salut grotesque à Zira ; son sourire moqueur mourut quand elle reconnut la nature de la gamine qui marchait derrière.

Dans le hall d'entrée, une femme était lascivement assise sur les marches qui menaient au premier étage. Les jambes étirées, une robe d'un bleu hypnotisant, elle leur offrit un merveilleux signe de la main. Elle était très grande, ses cheveux d'un blond pâle jurait avec son sourire émerveillé.

"Ignore la, c'est par là"grogna Zira qui désigna vite fait l'escalier de gauche qui plongeait vers le sous-sol.

"C'est une païenne ?!" demanda la blonde.

Sans un mot, Zira poussa la gamine à avancer. Trop curieuse, l'autre se leva. Elle s'approcha avec une vitesse inhumaine à côté de la gamine, mains sagement rangées dans le dos, se penchant un peu vers elle :

"Qu'a-t-elle fait ?" Ses yeux brillaient de curiosité. Elle la renifla, comme on hume un vin d'âge mûr, puis fronça le nez.

"Tu devrais lui offrir un bain." souligna-t-elle.

"Sinissia, hors de mon chemin !" ordonna Zira.

Cette dernière soupira, ses yeux levés au ciel d'un air théâtrale.

"Olala ! Aussi enjouée qu'une pierre tombale ! Dis-moi ma chérie, qu'as-tu donc fait pour que cette vilaine Zira t’emmène ici ?"  renchérit la thusienne.

Zira s'efforça de ne rien hurler de plus. Envoyant un regard noir à Sinissia, elle continuait de pousser le dos de la gamine afin que celle-ci avance sans piper mot.

Un nœud serré dans la gorge, elle avance sous l'impulsion de la grande perche. Un froid intense l'a envahie depuis quelques minutes déjà. Depuis qu'elles ont quitté le quartier. Elle a aucune idée de si l'autre louve a récupéré le matos ou pas. Et finalement, il lui semble que ça n'a plus aucune importance. Elle flaire ici un danger d'une autre nature. Si Téo la découperait volontiers en rondelle pour avoir perdu sa précieuse marchandise, elle est certaine que la femme n'hésiterait pas à la suspendre par les pieds dans le hall de ce manoir pour la dépecer vivante comme un lapin de Garenne. En prenant tout son temps pour l'entendre hurler dans les cent mille pièces que doit contenir cette baraque.
Alors qu'elle passe devant la femme à la robe bleue, elle sent ses jambes se mettre à trembler. Elle serre fort les dents pour retenir les vagues d'émotions. Parce que clairement, c'est pas le moment de passer pour faible. Elle passe déjà pour une conne.
Mais putain, quelle idée de merde d'être entrée dans ce cercle ? Elle connait ni le gosse ni la louve. Règle numéro un si tu dois crever fait en sorte que ce soit pour une bonne raison.

A tous les coups ils font du trafic d'organes ici. Ça pue le thusien, ça sent le loup qui a viré sa cutie et si l'autre foldingue dans son dos a l'air d'avoir plusieurs cases en moins elle ne semble pas manquer de celle estampillée "sadisme".

Elle pose ses grands yeux bleus sur la femme qui la questionne mais ne répond pas. Quelque chose dans son attitude la rend aussi barrée que l'autre et la leçon du jour est encore amère pour qu'elle se sente une âme d'effrontée.

Zira donc.

Tandis qu'elle sent que l'autre la pousse un peu plus elle fait quelques pas supplémentaires, avalant du regard tout le décor dans le but complètement débile de trouver un peu d'aide.

A travers des couloirs de la longueur d'un cours de philo elles finissent par débarquer dans une pièce ronde ( bonjour le boulot d'ameublement) dans laquelle une cheminée dégueule flammes et crépitements. C'est pas le grand salon, elle va donc échapper à la présentation au grand patron. Si l'idée devrait la rassurer une petite voix gueule dans sa tête que l'autre pourra s'amuser en toute tranquillité sans avoir à rendre de compte. Et dans trois jours ma foi, un rein ou des yeux bleus se baladeront sûrement sur le marché noir du secteur nord.
Dans une courbe de la pièce, parce qu'il serait malvenu d'appeler ça un coin, des escaliers s'enfonce vers l'enfer. Surement les fameuses cellules dans laquelle elle va côtoyer des rats pendant trois jours. Et soudain, elle a pas du tout envie d'y aller. Elle sait bien qu'elle s'est promis de pas supplier de pas se montrer faible mais là, l'idée de descendre dans ce trou avec l'autre taré du couteau c'est trop.
Elle s'arrête net et fait volte-face, ses yeux trop grands exorbités par la peur.
Elle secoue la tête avec véhémence.

- J'ai rien fait de mal.

Tout en parlant elle met une chaise entre la Zira et elle. Une chaise, c'est rien, une chaise ça se fracasse. Elle aurait préféré une porte blindée mais y a pas ça ici. Alors une chaise, c'est rien, mais c'est bien.

Et puis d'un coup ça sort en vrac. Avec une voix un peu plus haut perché que ce qu'elle aurait voulu. Dans l'idéal, ça aurait été un grondement, pas un glapissement de louveteau, mais la lueur farouche dans ses yeux dément l'éventualité d'une supplique. Son visage se fait grave et instinctivement elle montre un peu les crocs tandis que les mots sortent à flot et qu'elle prend conscience qu'elle a plus rien à perdre. Elle a déjà plus rien.


- Et je sais bien que de toute façon vous ferez ce que vous voulez et que j'aurais pas le dessus. Alors si vous voulez me buter allez-y, mais faîtes ça vite parce que la peur ça déclenche des hormones et après je serai plus bonne ni à bouffer ni à revendre. Alors… je … je descendrai pas et faudra faire ça ici !

- J'ai rien fait de mal.

"Bien sûr..." aurait dit Zira avec platitude : ça, ce fut avant que la gamine attrape une chaise et décide de lui faire barrage. Décontenancée, Zira jeta un coup d'oeil à la chaise.

- Je sais bien que de toute façon vous ferez ce que vous voulez et que j'aurais pas le dessus. Alors si vous voulez me buter allez-y, mais faîtes ça vite parce que la peur ça déclenche des hormones et après je serai plus bonne ni à bouffer ni à revendre !

Alors que Zira eut un regard éberlué, sa voisine, elle... éclata de rire.

"Ooooh hahahaha alors là c'est trop FORT, vraiment TROP DRÔLE"

 La blonde se plia en deux de trop rire. Zira, elle, ne bougea pas d'un pouce.

"Tu ... Tu vois ! C'est le problème de notre race ! " s'amusa la blonde. Elle s'essuya le coin des yeux d'un geste gracieux, comme longuement répété, avant de rejeter un pan de ses cheveux en arrière, dans ce même mouvement de gracilité poussive.

"Maintenant, elle pense qu'on vide les enfants de leur sang pour le dîner ! Oooh comme je la comprends, quand même : s'ils avaient arrêté avec leur aberration de se reculer du peuple"

Elle avait dit "peuple" comme on parlerait de pauvres fourmis malheureuses.

Zira tourna son visage vers elle, blasée par sa comédie.

"A force de marcher le menton levé, Sinissia, tu es la première à t'étouffer dès qu'il pleut."

Sinissia prit un air hautement blessé.

"Ce n'est pas ma faute si je fais preuve de sensibilité artistique et d'un plus grand civisme ! Je suis condamnée à vivre de la sorte, incomprise..."

Soupirant avec exagération, elle quitta tout de go sa mine tracassée, offrit un sourire enchanté à la jeunette.

"Dis, quel est ton nom ?"

Zira perdit patience. Elle rattrapa la gamine par le bras, agacée.

"Ok, j'en ai marre. Ca descend, dégage Sinissia."

"NON !" hurla bruyamment la thusienne. Et elle se jeta pour attraper le bras de Zira à son tour, geignant comme une gamine gâtée.

"Oh Zira s'il te plaît, alleeeez ! J'adore cette petite ! Je l'adore, elle est si drôle ! C'est la première fois que j'en vois une qui me divertit autant !"

"Je ne vais pas te le répéter encore, hors-de-mon-chemin !"

"D'accord, mais il faudra d'abord me passer sur le corps" souffla Sinissia, portant une main à son front, comme prise d'un vertige, fidèle à son rôle de dramaturge. Sur le poignet de la blonde, il y avait le même tatouage du Concile : Zira ne put s'empêcher de le survoler du regard,  l'autre étira son petit sourire timide, ses yeux brûlaient d'une lueur toute autre : d'un défi presque dangereux.

"On est dans le même bateauuuu, ne fais pas ta bourrique !"

Le visage de glace, Zira se fit violence pour garder sa clarté de jugement, en manque d'une autre fiole, elle sentait ses nerfs bouillonner jusqu'à flouter sa vue. Pendant plusieurs secondes, elle garda le silence dans la pièce. Finalement, elle parvint à relâcher la gamine d'un mouvement brusque, un peu trop rapide.

"Youpiiiiii !" La blonde s'exclama, sautilla sur place.

Zira savait Sinissia assez puissante pour lui poser des problèmes. Et ce château, avec toutes ces décorations surannées qui l'entouraient, recommençait à l'étouffer. Elle préférait rabattre son agacement sur ceux qui pourraient le mériter, cette écervelée de Sinissia ne faisait pas l'affaire. Dire que pour pour la première fois, Zira avait entrevu quelque chose de différent chez cette gamine, qu'elle avait voulu, par une volonté inexplicable, lui donner une leçon qui pourrait porter ses fruits. Tant pis, franchement... contrer Sinissia, peine perdu, Zira risquait de déraper dans ses réactions, elle était en manque de potions.

Battant en retraite, elle rattrapa dans sa poche un cure-dent qu'elle porta à sa bouche- le besoin de porter une clope à ses lèvres était devenu une gestuelle maladive à laquelle elle continuait de pallier- .

"Fais-en ce que tu veux. Trois jours ici, puis je la jette dehors."

Senessia mima une révérence. Juste après, elle se tourna vers Ivy en applaudissant avec excitation.

"Elle pourrait rejoindre nos gardiens, non ?"

Zira ignora sa question futile d'un froncement de sourcils. Puis elle esquissa un sourire amère, haussant des épaules, calant son cure-dent dans le coin de sa bouche

"— Jouer à la dînette avec cette cinglée de Sinissia,  c'est à se tirer une balle. A ta place, j'aurais choisi les cachots, gamine." l'informa-t-elle.

Sinissia lâcha un "humf!" dédaigneux devant cette remarque.

"Bah !... Laisse-la parler va ! Quittons cette rabat joie, avant de MOURIR d'ennuie, vite, vite ! "

Si avoir troqué la brune barrée contre la blonde cinglée avait le mérite de lui avoir fait gagner quelques minutes, elle est clairement pas sure d'avoir gagné au change. Y a qu'à voir les fringues de la blondasse. Qui s'attife comme ça de nos jours ?

Choppée par le bras, elle se fait trainer dans l'escalier en priant pour pas se retrouver affublée d'une putain de robe pour aller jouer à prendre le thé avec une bonne femme qui avait dû rester bloquée à l'âge de la dinette.

Finalement le dépeçage par la grande perche, c'était pas si pire.

Elles déboulent dans des appartements dont la déco aurait été un super décor de tournage de film d'époque. Riche et garni. Si elle part avec une des appliques, elle en a pour la vie des rats à bouffer ce qu'elle veut. Peut-être même un nouvel ordi…
L'autre caquetant toujours comme si elles partaient pour une soirée pyjamas, elles parviennent à une salle de bains immaculée, claffie de bougies aromatisées à vous donner la gerbe dont la pièce principale en son centre n'est autre qu'une baignoire à sabot dans laquelle on aurait pu laver trois personnes en même temps.

La robe en tulle et à froufrous est vraiment pas loin.

Tout en bavassant Sinissia referme derrière elle les portes de la salle de bains.

- Alors c'est quoi ton petit nom ? chantonne-t-elle ravie.
- Ivy…
- Ah oui c'est chou ça Ivy. T'as des yeux magnifiques, Ivy. C'est dommage que … enfin tout ça… Dit elle en ne désignant pas moins que tout le reste.

Merci connasse…

- T'es une timide toi non? Continue-t-elle en se plantant devant la gamine un immense sourire accroché aux lèvres. Allez, je vais pas te manger.

Ivy lève les yeux au ciel et continue de regarder d'un air blasé la blonde qui se précipite vers la baignoire pour en tourner les robinets.

- On va mettre double dose de sels… Annonce l'autre après avoir jeté un second coup d'œil peu flatteur à la gamine. Ça ne fera pas de mal ! Poursuit-elle en vidant la moitié d'un des nombreux flacons dans l'eau.

Ça pue le jasmin dans la salle. Si elle bouge pas rapidement elle va finir toilettée comme un caniche à puer la vieille et un ruban dans les cheveux.
Profitant de l'affairement de l'autre autour des produits qui auraient provoqué l'arrêt cardiaque jubilatoire de n'importe quel représentant de commerce, elle recule de quelques pas, le plus discrètement possible sans quitter Sinissia des yeux.

- Hop hop hop, n'y pense même pas !

Elle est déjà derrière elle, à la pousser dans le dos en direction de la baignoire qui a pris des allures de Croquemitaines. Les bains, c'est pas son trucs. Ça ramolli.

- Tu poses tes … "vêtements" par terre, on verra ce qu'on en fait. Ajoute-t-elle d'un air entendu en retournant vers la porte. Ah oui… La fenêtre… cherche pas, elle s'ouvre pas. Hésite pas à frotter. Lui lance-t-elle avec un clin d'œil avant de refermer la porte à double battant sur elle.

Super. Elle va chercher les bigoudis.

L'eau du bain luit d'huiles. On dirait des petites rivières pailletées sur l'eau bouillante d'un lac islandais. La salle de bains est recouverte de buée et la baignoire fume. La louve jette ses vêtements sur le sol. Une paire de Jeans, un t-shirt blanc et un sweat à capuche rejoignent la paire de pompes crasseuses et trouées dans laquelle elle a laissé des chaussettes en voie de perdition.
Elle plonge un orteil dans l'eau et frissonne au contact de la chaleur. Des bains, ça fait un moment qu'elle en a pas croisés. Le reste du corps suit. Ça brûle un peu au niveau des genoux et de toutes les écorchures qui déguisent son corps. Elle s'enfonce dans l'eau tout en se détestant d'adorer ça. La baignoire est tellement grande qu'elle peut s'allonger dedans et avoir de l'eau jusqu'au menton. Dans un soupir, elle se laisse glisser complètement au fond de la baignoire et écoute les sons à travers l'eau. Parait que c'est rassurant. Qu'on retrouve un semblant de protection fœtale. Pour elle ça s'apparente plus à des gargouillis bizarres… Mais ça fera pas de mal à ses cheveux, ça fait quelques jours qu'ils tiennent droits sur sa tête, mais les jours de grand vent, ce qui est franchement pas bon signe.

Après avoir refait surface, elle attrape un des douze savons disposés sur le rebord. Elle a pris le blanc. Le seul qui soit dépourvu de paillettes, grains ou autre truc bizarres… et qui pue pas la rose. Au bout de quelques minutes, l'eau a changé de couleur si bien que la gamine renonce à s'attarder dans plus longtemps et s'extirpe de la baignoire prestement. Sur un tabouret, une pile de serviettes plus moelleuses que son oreiller, la gamine en prend une qu'elle enroule autour d'elle.

Elle fait rapidement le tour de la pièce des yeux. Même si l'autre a laissé peu d'espoir pour un échappatoire potentiel, hors de question de jouer les cocotte pour une timbrée sans avoir essayé de se barrer. Son regard croise le visage d'une gamine dans le miroir. Des grands yeux clairs qui lui bouffent la moitié du visage, un air sérieux, un peu inquiet, des cheveux bruns trempés qui pendouillent de chaque côté. La louve renvoie une grimace à son reflet. Elle aime pas particulièrement se regarder.
Le reste de la pièce ne présent pas d'intérêt notable. De vieilles croûtes accrochées au mur, des produits pour le corps, les cheveux, les ongles. Avisant une lime à ongle métallique, la louve l'attrape.

"Ca y est ? Je peux rentrer ? J'ai trouvé de quoi t'habiller !"

Sursaut. Prise en flag, elle planque la lime dans son dos. Mais l'autre babille et ne remarque rien, trop occupé à jouer les stylistes. La gamine lorgne sur la tenue, un peu surprise. C'est qu'elle s'attendait tellement à la robe tutu qu'elle se réjouirait presque du style sélectionné.
Tandis que l'autre se vautre dans son fauteuil comme dans ses paroles, elle enfile rapidement le pantalon et passe la tunique. Description des croûtes, qu'Ivy avise d'un œil distrait tout en se débattant avec les vêtements, bombardement de questions auxquelles finalement, elle a même pas besoin de répondre puisque l'autre les enchaine.

"Vous faites quoi au dehors ? C'est sympa ? Comment on s'amuse à cette époque ?"

"Dis, tu as un smartphone avec toi ?"

Genre… tu sors pas?

Rajustant le cordon de la tunique autour de sa taille, Ivy jette un œil nouveau à la femme blonde. Elle sort d'où celle-là ?

- Dehors ? Genre… tu sors pas d'ici ?

Immédiatement, la gamine entrevoit la faille. Vite, se faire aussi petite qu'un rat et s'engouffrer dedans.

- T'as pas le droit? Dehors c'est… sympa. Pour s'amuser… ça dépend de ce qu'on aime. Certains aiment danser alors, ils vont dans des clubs. D'autres préfèrent boire, ou se balader. On peut aller au cinéma, au bowling, dans des bibliothèques, des magasins… de … de mode. Dehors on peut tout faire en fait. Enfin… toi tu pourrais tout faire. Assure la gamine tout en détaillant avec plus d'attention les portraits commentés plus tôt. J'ai un portable … Mais… il est resté dans mes affaires. Dans le quartier où ta… collègue m'a embarquée. T'en as pas toi ? Tout le monde en a maintenant… Insista-t-elle innocemment.

Les yeux de la gamine s'agrandissent quand l'autre lui attrape les mains. Les effusions et démonstrations d'affection, elle connait peu et le peu qu'elle connait, ça lui fait pas envie. Les doigts raidis, elle se dégage aussi vite que le permet sa survie.

Après avoir jeté un dernier œil à son jeans et le reste de ses vêtements crasseux, elle devait bien l'admettre, elle hausse les épaules. De toute façon ça devenait trop petit. Elle se débrouillerait pour s'en procurer d'autres. Et puis le côté ninja de la tunique finalement… ça lui plait bien.

Voilà qu'on la convie à un dîner de Thusien. Le rêve.
Ivy tord le nez. La blonde ne semble pas adepte du second degré. Elle a même l'air très premier degré, ce qui n'empêche pas les poils des bras de la louve de se dresser à la simple association de thusiens et repas.


- Je peux t'en trouver un ouais.

Ça devrait pas être trop compliqué d'en chourer un à un passant. Elle était de venu experte du vol à la tire. Le débloquer ce serait plus chiant, mais avec quelques contacts, on arrive à tout. A condition que ces mêmes contacts n'aient pas pour objectifs de vous livrer en pâture au gars à qui vous deviez livrer un colis à mille boules qui s'avère être resté sur place. La gamine soupire à l'idée de ce qui l'attend. A bien y réfléchir, servir de poupée à Chica Vampiro c'est peut être pas le pire qui puisse lui arriver. A moins que…

- Tu sais quoi? On pourrait même y aller maintenant. T'en chercher un.

Ivy se balance d'un pied sur l'autre, un peu nerveuse. Brut de décoffrage comme la qualifiait son oncle, elle est peu à l'aise dans les situations de communication biaisées. La flatterie, tout ça, c'est pas son truc. Un bon gros mensonge, avec aisance. La diplomatie, plus problématique.

- De smartphone. Croit-elle bon de préciser. Ça pourrait être amusant de sortir. Enfin, je sais pas, c'est peut-être les autres qui décident pour toi. Lâche-t-elle l'air de rien, un éclair de malice au fond de ses grands yeux clairs.

Zira s'était assise à table. Bien décidée à dîner dans le manoir ce soir. Elle ne laisserait pas l'opportunité à Sinissia de faire n'importe quoi. Cette idiote était une fille gâtée de cent ans, rien de plus catastrophique.  

Le regard vague, elle jouait avec ses couverts sans les toucher. Ils tournoyaient dans un balai cyclique au dessus de son assiette remplie, le métal pris sous les lueurs de l'immense pièce. A côté, un thusien du nom d'Amdis découpait sa viande en silence. Encore avec sa cape du Concile, un visage oblongue entre deux âges, des longs cheveux argentés, il était d'un calme qui pouvait effrayer. On finissait par avoir cet air, pensa Zira, quand le temps vous laissait entrevoir trop de choses.

Puis, Zira vit Sinissia entrer avec un sourire enchanté. La gamine était derrière elle, lavée. Elle portait la tenue de la meute des Highgates. Les couverts de Zira tombèrent dans l'assiette.

Amdis eut un léger sourire surpris. Avec la délicatesse d'un elfe, il attrapa son verre de sang.

"Voilà qui est marrant" souffla-t-il avant de boire.

Zira n'en croyait pas ses yeux.

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Le bal des vampires. Ni plus ni moins. Verres de sang clichés à l'appui entre les mains d'un dandy d'un autre âge dont les canines devaient rayer le parquet, elle en était certaine. Sinissia avait même mentionné le Comte. Bram Stoker n'était donc pas loin.
Elle regarde la révérence de son hôte d'un œil glauque. On aurait vraiment dit une poupée flippante. Pendant que la taré au couteau monte en pression, l'autre sirote son sang dernier cru en la dévisageant calmement. Elle soutient son regard, consciente de l'importance qu'il semble avoir parmi les autres.
En deux temps trois mouvements, elle se retrouve assise parmi eux, la bouche entrouverte le regard un peu perdu sur la multitude de couverts argentés disposés devant elle, comme une mauvaise blague.

- Poisson ou viande ? Lui demande-t-on.

Le "je suis végétarienne connard" meurt dans sa bouche tandis que lui parvient au naseau le fumé d'un délicieux steak. Depuis combien de temps n'a-t-elle pas fait un repas qui n'ai pas été chapardé au coin d'une rue ?

- Viande… murmure-t-elle d'une voix rauque.

Certes avec le saumon, elle aurait eu moins l'impression de bouffer un humain que ceux -à auraient pas apprécié, mais fuck les états d'âmes, vu l'odeur et la faim qui la tenaille, elle est prête à croquer direct dans un mollet.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Une pièce plus grosse que ses deux poings réunis atterrit dans son assiette, agrémentée de petits légumes et d'une sauce qui la fait saliver comme un chien. Elle réprime l'envie de saisir la viande à pleine main pour y planter les dents et se rassoit un peu sur sa chaise pour regarder si elle a le droit de manger. Sinissia a commencé… Elle se sent faible et stupide d'accepter la nourriture de gars qui voulaient la foutre au cachot quelques heures plus tôt. Sa dignité s'est déjà barrée avec l'eau du bain alors elle hausse les épaules et attrape couteau et fourchettes avec empressement.

Ses yeux évitent soigneusement Zira dont elle sent peser le regard sur elle tandis qu'elle se concentre sur Amdis qui la questionne.

- Je suis Ivy. Répond-elle juste avant d'enfourner un énorme morceau de viande dans sa bouche.

Levant son verre devant lui, l'homme lui sourit avec amusement.

- Et bien, à toi Ivy. Lance-t-il avant de boire une nouvelle gorgée du breuvage carmin. Au plaisir de t'avoir à notre table.

Les joues gonflées comme un hamster elle hoche la tête en remerciement tandis que le jeune thusien remplit son verre de ce qu'elle ose espérer être du vin. Même si elle en boit pas. Parce que du sang, ça craindrait vraiment.

- Est-ce que le comte va venir manger aussi ? Lance-t-elle innocemment.

C'est qu'elle s'en fait une image de ce comte. Un mélange du Dracula de Stroker, de celui de la série Netflix sortie en début d'année. Bien plus sexy.
Étrangement, la présence d'Amdis la conforte dans son audace. Il claque le bec de la tarée d'un regard. Et rien que ça, c'est rassurant.

Zira voulut étriper cette fanfreluche de Sinissia. Elle la voyait bien, sourire merveilleux, à découper son poisson tout en chantonnant doucement sous le regard froid de Zira.

- Est-ce que le comte va venir manger aussi ?

Amdis sembla décontenancé par cette question. Il raccrocha un sourire, repoussant son assiette à moitié entamée.

- Je ne crois pas. Nous ne savons jamais.

Il parut très intéressé par la jeune fille.

- Qu'a-t-elle commis, Zira ?

Celle-ci ne lui répondit pas. Tellement en colère, elle n'avait plus envie de parler. Elle ne voyait pas ce qui ça pouvait leur foutre, à tous, ils paraissaient las de vivre, ce qui l'esquintait à son tour. Elle préféra s'occuper avec sa cuillère, qu'elle fit rouler entre ses doigts.

- Moi non plus je sais pas !  Se plaignit la princesse tête à claque. Elle poussa un long soupir, et reprit une bouchée de son plat.

Le serveur débarrassa l'assiette d'Amdis, qui ne quittait pas des yeux Ivy. Il y avait quelque chose, chez lui, qui correspondait terriblement à l'idée qu'on se ferait d'un vampire, pourtant il restait très modeste. On savait qu'enfant il venait d'une famille pauvre, il ne s'en cachait jamais, aux yeux de Zira c'était à croire qu'il voulait maintenant dorer un blason qu'on lui avait refusé à l'époque.

- Ivy, donc ? Si ton délit n'est pas dramatique, il serait judicieux de te libérer après le repas. Qu'en penses-tu, Zira ?

Zira jeta un regard impavide à Amdis. Il lui retourna la pareille sous un tel silence que même Sinissia arrêta de mâcher. Ses deux poignets sur la table, cachés sous le tissu noble de ses manches, il attendait juste, très détendu, que Zira dise quoique ce soit. Zira avait oublié les mécanismes de la peur, depuis la mort de son no face cette émotion élaborée avait chuté dans un trou béant, en même temps que la joie. Mais elle pensait que ce genre de thusiens aurait pu faire effrayer n'importe qui. Zira connaissait son pouvoir, la maîtrise qu'il en avait. Il aurait fallu être plus que con pour se mesurer à lui.

- Je ne vois pas à quoi sert mon rôle, si on conteste chaque décision que je prends, ne put-elle s'empêcher de siffler entre ses dents.

Il lui accorda un sourire avenant.

- Je constate, le débat est un moyen de justice. A moins que tu admettes que sa faute est à la hauteur de sa punition ?

Zira ouvrit la bouche, la referma, hors d'elle. Serein, Amdis reprit son verre de sang. Il désigna à Ivy sa propre boisson d'un mouvement de menton.

- Du vin, chère louve, n'aie crainte.

Sinissia parut triste. Elle bouda un peu.

- Pour une fois qu'on a quelqu'un d’intéressant au château ! se lamenta-t-elle.

Amdis prit un air faussement outré.

- Ne suis-je pas intéressant ?

Sinissia gloussa, se défaisant un peu de sa mine grognon. On servit au thusien des madeleines avec un café.

- Enfant, j'aurais tout donné pour des madeleines.souligna-t-il à Ivy d'une voix basse, avant de tremper le petit gâteau dans sa grande tasse de café.

Zira, elle, n'avait franchement plus faim. Piquée au vif, elle se leva d'une traite. Elle contourna la table, sa cape battant l'air comme les ailes d'une chauve-souris énervée, quittant la salle sans un mot. Elle ne voulait plus les voir, aucun d'entre eux, et surtout pas cette louve ingrate.


- Ne t'en fais pas pour Zira, elle a une manière bien à elle d'aider les autres. souligna Amdis. Sorti de sa bouche, on ne savait pas s'il faisait de l'humour ou pas, en tout cas il avait l'air très sérieux.

Ses yeux étaient quelque peu exceptionnels, quand on s'y penchait, d'un gris sans une empreinte bleutée, au prisme qui reflétait discrètement les couleurs comme une étoffe d'acier froide en quête de chaleur.  Des sourcils, des poils et des cheveux gris.

- Moi je ne l'aime pas, pas du tout ! Avança Sinissia, fière.

Buvant calmement son café, Amdis fit comme s'il ne l'avait pas entendue.