Le petit palais, rien que ça.
La science ne se refusait rien. La magie non plus. Il avait bien noté les efforts déployés par les français pour éviter la présence de communs sur le site pourtant célèbre. Des holo sur un grand périmètre autour, une fausse campagne de rénovation des lieux, des contrôles réguliers. Force était de constater qu'ils étaient particulièrement doués pour cacher les choses aux non éveillés.

Un verre de champagne à la main – les français savaient aussi recevoir- Milàn était accoudé à une balustrade de pierre, les yeux levés vers les cieux. Une sorte de toit magique et invisible avait été déployé au-dessus des jardins pour barrer la pluie qui tombait sur Paris depuis deux jours. Fascinant. On pouvait distinguer les gouttelettes qui s'y écrasaient si on fixait suffisamment le ciel. Dommage cependant, que l'odeur ne parvienne pas jusque-là. Il affectionnait particulièrement la pluie. Même s'il convenait le côté pratique de la chose.

Les intervenants s'étaient succédés depuis deux heures, le sujet était aussi passionnant que les orateurs et le lieu fort agréable. Dans le parc, un délice de sons et lumières. Les langues venues de tous pays s'entendaient aux quatre coins des jardins. L'anglais y dominait, malgré la localisation de la conférence, parsemé d'accents plus ou moins exotiques ou reconnaissable.

- Tu imagines les possibilités que ça ouvre? !
- Je demande à voir…
- Au niveau de la médecine, ce serait tout simplement énorme de pouvoir canaliser ça!
- Certains ne vont pas apprécier…
- Oh, je te parie que ce sera strictement encadré et règlementé!
- Oui… mais au profit de qui?

Une chercheuse avait exposé ses derniers travaux sur la régénérescence cellulaires par la magie et avait attiré l'attention du théologien - et pas seulement lui apparemment - qui entendait bien se procurer ses ouvrages pour affiner ses propres recherches. Voilà qui constituait sans doute une avancée de taille…
Les derniers essais sur le contre-sérum lui avaient paru en bonne voie et même si certains effets secondaires étaient encore gênants, il avait été satisfait des avancées. Peut-être pourrait-il essayer de la contacter directement ?

Et ensuite ?

Ensuite, il faudrait prendre une décision…

Il vida son verre d'un trait, à la perspective de ce qui viendrait avec la satisfaction d'avoir parachevé une thèse qui avait englouti des années de sa vie. Cela ne faisait pas très "français" mais il était plus vodka que champagne après tout…

- Je vous débarrasse monsieur ?

Surgi de nulle part, un serveur guindé dans sa livrée blanche rehaussée d'un oeillet d'Inde, tenait un plateau en parfait équilibre sur trois doigts. Décidément, on ne se refusait rien. Le théologien nota qu'on ne lui proposait pas de second verre. A croire qu'il faisait aussi plus pub que mondanités…  Ou que les français considéraient leur champagne comme un précieux plasma à consommer avec modération pour les néophytes.

- Avec plaisir. Répondit-il en langue locale, déposant sa coupe vide sur le plateau. Le plus près du bord possible. Sans challenge, la vie n'a pas la même saveur.

Parfaitement dressé, le serveur ne cilla pas et reparti avec une notion de l'équilibre qui forçait l'admiration.

Milàn le suivit des yeux, un léger sourire aux lèvres puis retourna à la contemplation des jardins en contre bas.

Lucie sortit de l'eau, enfila un peignoir et les chaussons du spa pour rejoindre sa suite. Devant le large miroir, elle fit tombé le peignoir sur l'épaisse moquette, effleurant du bout du doigt sa cicatrice. Un sourire, un espoir fou, se dessina sur son visage.

Un nom, un simple nom sur un bout de post-it déchiré, glissé discrètement dans sa main par son médecin. Anne Rashford. Un nom qui l'a menée ici, à Paris, sa ville natale. La chercheuse donnait une conférence lors d'un colloque scientifique informé portant sur la régénérescence cellulaire. Elle avait dévoré son ouvrage "Magie et Thérapie : de la cellule au tissu, du tissu à l'organe.", sans vraiment avoir compris tous les détails techniques ni ce que cela pouvait représenter en pratique pour les patients - pour elle en particulier.

Elle enfila une robe de cocktail bleue nuit, se maquilla, puis descendit dans le hall, un long manteau sur le dos, et commanda un chauffeur pour parcourir sous la pluie les 800 m qui séparait le Crillon du Petit Palais.

Deux heures de présentations PowerPoint plus tard, elle avait la tête lourde comme une pastèque migraineuse, et n'en savait pas beaucoup plus sur ce qui l'intéressait. Elle devait réussir à parler avec Pr. Rashford.

Elle attrapa un serveur par le bras et se fit servir sans difficulté une troisième flûte de Champagne.

Soudain, elle l'aperçu. La belle scientifique, en plaine discussion avec ce qui lui semblait être de vieux donateurs qui devaient être plus intéressés par les retombées économiques que par les avancées thérapeutiques.

Vite, elle va filer.

Alors elle se précipita... un peu trop. Elle trébucha et renversa son verre sur un homme qui admirait semble-t'il ls beautés des jardins.

Shit ! You stupid bastard !

Elle l'attrapa par le bras pour ne pas tomber et se rendre encore plus ridicule.

Hum, beau gosse cela dit. Si je n'étais pas avec Orson... bref.

Oh sorry, votre costume...

Elle lui lâcha le bras.

Navrée, vraiment. Je... J'ai vu Mme Rashford, et je voulais vraiment la féliciter. Ses travaux... Enfin, elle est partie maintenant...

Bordel !

Elle fit un signe au serveur qui apporta aussitôt deux nouvelles flutes.

Le karma probablement.
A jouer avec le stoïcisme du serveur, il avait récolté les fruits de son propre déséquilibre.

Retenant un chapelet de juron derrière des lèvres pincées il glissa un bras sous la femme qui avait enserré le sien. Le contenu de son verre se répandit sur sa chemise, dégageant son arôme un peu fruité et piquant.

- Ce n'est rien… Marmonna-t-il dans un français ou perçait un léger accent britannique.

Quand on a les jambes trop longues pour savoir où elles traînent, on fait des plus petits pas.

Le serveur revint non sans divulguer un sourire narquois, se permettant même un humour qu'on aurait davantage eu l'habitude d'entendre de l'autre côté de la manche.

- Puisque vous semblez apprécier notre champagne, monsieur….

Dans une autre vie, il aurait volontiers propulsé plateau, flûtes et serveurs par la balustrade. Épais comme une serpillère, ce dernier n'aurait pas été difficile à soulever.
Dans une autre vie, il n'aurait pas eu à se composer ce visage bienpensant de celui qui n'a pas compris l'allusion, ou qui a le bon goût de ne pas la relever.
Dans une autre vie, il aurait mis toute politesse de côté pour répondre aux excuses de cette femme-là.

Cependant ni la science, ni la magie n'avait encore les compétences de créer plusieurs vies en une.
Question d'éthique probablement.

Le serveur eu donc tout loisir de poursuivre sa tournée, les massifs de fleurs furent sains et saufs et Milàn leva son verre en direction de la jeune femme en murmurant un polissé bien qu'un brin ironique :

- A Anne Rashford et sa vélocité.

Il vida sa coupe d'un trait, profitant du toast pour détailler en un regard la femme qui lui faisait face.
Question d'habitude.
Et de paranoïa.

Son visage, à la lueur de l'éclairage artificiellement magique lui parut étrangement familier.
Une jolie rousse à la peau pâle. Ils avaient probablement cotoyé les mêmes conférences ces dernières années.

Intrigué par cette impression de déjà-vu *, il enchaina pour réduire le cercle.

- Vous appréciez ses travaux j'en déduis. Dans quelle branche êtes-vous?

*en français dans le texte





HJ: Sorry for le délai et la remise en selle fragile.

- A Anne Rashford et sa vélocité.

Oui...

Attends, il se paye ma tête là, non ? Et le voilà qu'il pose son regard sur moi... Ce regard...

- Vous appréciez ses travaux j'en déduis. Dans quelle branche êtes-vous ?

La branche patiente... Et vous, expert en botanique ?  Ce regard... J'le connais ? Il est britannique, donc possible... Mais d'où ? Je me rappellerais quand même si j'avais couché avec lui...

Dans la pharmacologie. Mais ses travaux ouvrent la voie à de multiples possibilités.

Je ne suis tout de même pas à ce point une trainée... Boh, c'était peut être il y a longtemps... Une fois... Bon, pas si longtemps ; il est jeune. J'penses pas que ce soit un thusien... A mon avis, c'est un théo pour regarder la pluie comme ça...

Imaginez ce que cela peut signifier en terme de greffe d'organes ! Plus besoin d'anti-rejet !

Et donc l'ouverture à la reconstruction d'organes jugées non-essentiels...

Ses yeux étaient emplis d'espoirs mais son sourire affichait une tristesse quasi imperceptible. Elle bu une gorgée de champagne. Elle le pouvait encore.

Et vous, dans quel domaine officiez-vous ?

Me regarde pas comme ça, ça me fait comme des papillons dans le ventre... Ou des fourmis... Des coccinelles ?

De toutes évidences, ils se connaissaient.
Sinon, l'insistance de ses regards signifierait qu'elle voulait le bouffer. Ce qui, littéralement, pourrait être le cas puisqu'il était face à une Thusienne. Elle aussi le dévisageait, sans pour autant se montrer familière.

Il esquissa un sourire poli avant de détourner les yeux en direction des jardins où l'on continuait à échanger un mélange de théories, potins et petits fours puis de revenir rapidement sur le visage de la jeune femme.

Point rassurant et cocasse de cette situation, visiblement, ni l'un ni l'autre ne semblait capable de se rappeler de l'identité de leur interlocuteur. Ce qui lui/leur laissait plusieurs choix qu'il examina rapidement.

1. Désamorcer la bombe et choisir d'en rire. Choix pour lequel tout individu normalement constitué et non torturé du cerveau aurait probablement opté.
2. Continuer à faire comme s'ils ne se connaissaient pas. Easy choice en pratique, entrainant le léger désavantage de n'offrir aucune réponse à toutes les questions qui se posaient.
3. Lui laisser penser qu'il savait et qu'elle avait, de son côté, oublié. Option qui aurait pu s'avérer intéressante d'un point de vue psychologique mais aurait nécessité des compétences sociales qu'il n'était pas certain de vouloir mobiliser ce soir.
4. Considérer… qu'ils ne se connaissaient pas et tourner les talons.

Il continua pourtant de la détailler minutieusement tandis qu'elle répondait à ses interrogations. Ce n'était pas quelqu'un qu'il avait vu plus d'une fois, sinon il s'en rappellerait… cependant, il en était certain maintenant, il avait déjà vu son visage. Restait à déterminer le contexte. Il nota mentalement l'âge apparent, les accents de la voix, sa profession et consulta les dossiers qu'il tenait à jour dans son esprit maniaque.

- Imaginez ce que cela peut signifier en terme de greffe d'organes ! Plus besoin d'anti-rejet !

Lorsqu'elle évoqua les greffes, il crut déceler une pointe de tristesse dans sa voix, qu'elle dissimula derrière des yeux brillants et un sourire. La curiosité de l'effaceur fut piquée au vif. En quoi les Thusiens à qui leur race offrait une longévité extraordinaire, un ralentissement du vieillissement de leurs organes, pouvaient-ils s'intéresser à la greffe de ces dernières ? Il lista les différentes options qui la pousseraient à s'y intéresser.

Inclinant légèrement la tête de côté, le théologien détourna brièvement les yeux de la jeune femme pour les porter sur sa flûte vide.
Il tentait de se remémorer les travaux exacts de la chercheuse à ce sujet. Elle avait récemment publié un ouvrage "Magie et Thérapie : de la cellule au tissu, du tissu à l'organe " qu'il avait lu une nuit d'insomnie, y cherchant la réponse éventuelle à une régénération des parties du cerveau qui aurait pu stimuler le recouvrement de mémoire.

- Je suis médecin. Répondit-il machinalement tout en continuer de faire défiler les possibilités.

Un être cher malade ? Une passion pour la science ? Une expérience magique ?

- Et chercheur.

A mes longues heures perdues…

Régénération des cellules du cerveau. Mais je doute qu'un exposé sur mes travaux à la Triade soir une idée brillante...

- J'ai beaucoup aimé ses ouvrages. Je pense également que ses dernières théories si elles s'avèrent exactes, ouvriront la voie à de nouvelles pratiques révolutionnaires. L'utilisation de la mémoire magique cellulaire notamment… J'ai vu dernièrement que des études basées sur ses travaux sont actuellement menées sur la conservation d'une mémoire collective à travers la régénérescence des cellules…

Tout en parlant, il l'invita de signe de tête à le suivre dans les jardins. Il avait réellement besoin de se dégourdir les jambes après être resté assis si longtemps et il était curieux d'identifier son interlocutrice plus précisément. Au pied de l'escalier, l'effaceur déposa sa flûte sur le plateau d'un serveur de passage et remonta sa manche pour consulter sa montre. Il leur restait une demi-heure avant le début de la conférence suivante. Ce qui laissait suffisamment de temps pour mettre un nom sur son visage et se libérer ainsi des millions de questions qui ne cessaient de surgir dans son esprit.


- N'avez-vous pas peur que la pharmacologie justement soit l'heureuse perdante de ce genre de travaux ? Les perspectives d'utilisation de la magie à visée de greffe bien mieux tolérées risquent en effet de faire couler le marché de certains produits.

- Je suis médecin. Et chercheur.

Toutes mes félicitations, monsieur le Professeur. En tout cas, ca ne me dit rien... J'ai eu quelques médecins dans ma vie... mon lit... mais pas lui.

- J'ai beaucoup aimé ses ouvrages. Je pense également que ses dernières théories si elles s'avèrent exactes, ouvriront la voie à de nouvelles pratiques révolutionnaires. L'utilisation de la mémoire magique cellulaire notamment… J'ai vu dernièrement que des études basées sur ses travaux sont actuellement menées sur la conservation d'une mémoire collective à travers la régénérescence des cellules…

Elle approuvait d'un hochement de tête accompagnant élégamment un sourire discret.

Tu parles trop, Monsieur le Professeur. Une mémoire collective ? Je me demande bien à quoi ça peut correspondre, ou même servir. Les souvenirs n'appartiennent qu'à celui qui les a vécus - n'en déplaise à Ors'. Qu'ils soient beaux ou non, ils sont ce qu'on en fait.

Elle le suivi dans les allées du jardin du Petit Palais, non sans avoir examiné l'état du sol en descendant les trois marches. Puis l'homme fit un geste anodin, le genre de geste mécanique qu'on fait sans vraiment y penser, parfois par habitude, parfois pour donner du sens au concept de langage corporel. Il remonta sa manche pour lire l'heure.

Putain de bordel de merde !

Elle arrêta sa marche, comme clouée au sol. Ce n'était pas la montre hi-tech qu'il portait au poignet qui l'avait choquée à ce point. Elle n'était pas classique  et elle aurait pu s'y intéresser en d'autres circonstances. Mais son regard avait été happé par ce tatouage tribal, pourtant discret.

"Madame, ouvrez les yeux ! Madame ! Comment vous appelez-vous ? Madame ! Merde, on va la perdre… "

Elle n'entendit même pas la question de Milan sur les dangers financiers des travaux du professeur Rashford pour l'industrie pharmaceutique. Elle avait tour à tour envie de le frapper. Fort, très fort. De le serrer dans ses bras. Fort, très fort. De l'embrasser. Le Gifler. Mais elle n'en fit rien. Ca n'aurait aucun sens.

C'est marrant, que vous parliez de mémoire...

Une larme perlait au bord de chacun de ses yeux.

Je suis une thusienne, mais vous le savez déjà, n'est-ce pas ?
Je n'ai pas beaucoup changé depuis 2008. Un peu moins enceinte... Un peu moins mourante que lorsque l'on s'est rencontré.

Et je tombe sur toi justement ici... Le destin... Parfois, je me dis que Dieu est une ptite fille de 5 ans -sadique- qui joue à la poupée.
Tu me remets ? Ou des horreurs, t'en as vu tellement d'autres, des situations encore plus sordides, que je n'ai même pas ma place dans la corbeille de ta mémoire ?

Je devrais sans doute vous remerciez... Sans doute.

Il pleuvait ce jour-là. Il pleut toujours ces jours-là. D'ailleurs… il pleut toujours à Londres.

Il avait enchaîné deux jours et deux nuits avec trois heures de sommeil volées la joue contre une table du bureau des internes. Ça avait été compliqué cette nuit-là. Un thusien avait eu un coup de sang dans le secteur de Soho. Un carnage. Le corps de l'ajustement avait été dans l'obligation d'intervenir et ça avait dégénéré. On avait amené plusieurs blessés, une vraie boucherie. Si les internes étaient toujours friands des arrivées nocturnes qui leur laissaient carte blanche pour se faire la main, il devait avouer que la nuit lui avait paru longue et la journée qui s'en suivit encore plus. Il consulta sa montre à deux reprises, tandis que cette dernière touchait à sa fin. Sa garde s'achevait dans une heure, tout semblait calme désormais. Le théologien sorti un carnet et y griffonna quelques notes. Il espérait avoir accès au laboratoire en fin de semaine. Ses supérieurs semblaient n'y voir aucun inconvénient en regard de ses résultats. Au contraire.

L'après-midi touchait à sa fin lorsqu'il regagna son casier pour se changer. A sa ceinture, son bippeur s'affola. Les urgences.
Claquant la porte sur son jeans et son sweat, il traversa le couloir en courant.

- Je sais que tu es censé finir… mais on a une urgence sur chalk farm road… J'ai besoin d'un superviseur.


Les sirènes hurlaient. A l'arrière du fourgon, il était balloté en tous sens. Les rues défilaient tandis que les voitures s'écartaient sur le passage des secours. A l'arrière, deux membres du corps de l'ajustement. Celui qui avait donné l'alerte était païen. Les circonstances peu claires. La Triade semblait craindre un débordement de plus. C’était d’époque.
Il détailla l'homme assis face à lui. Vêtu de sombre, le visage fermé, les mains agrippées à une arme, un air supérieur.

Lorsque les portes s'ouvrirent, il coupa éffrontément la route aux deux autres, et s'engagea dans l'immeuble.

- Attendez… il est peut-être encore là et …
- C'est ça, c’est bien connu. Les urgences, ça peut attendre. Maugréa-t-il en accélérant le pas.

Le théologien grimpa les marches quatre à quatre, plantant les autres quelques mètres plus bas. Étonnant les réserves du corps sous l'effet de l'adrénaline et du devoir.
Quand il passa la porte de l'appartement, ses yeux embrassèrent rapidement la scène pour comprendre. Dans une mare de sang, une femme rousse avait les mains plaquées sur un ventre arrondi par la maternité.

Merde.

Il s'agenouilla auprès de la jeune femme et chercha son pouls entre les mèches ensanglantées. Elle respirait très faiblement.

- Madame ?!

Son ventre laissait entrevoir une plaie béante d'où s'échappait beaucoup trop de sang. Une artère à en juger par le débit qui répandait des tâches sombres sur sa blouse blanche. Jaugeant la situation rapidement, il comprima la plaie des deux mains. Et posa les yeux sur le visage de la jeune femme.

- Madame, ouvrez- les yeux !

Elle entrouvrit un œil clair, entre de longs cils et sembla vouloir dire quelque chose.

Bien. La garder consciente.

- Madame, comment vous appelez-vous ? Poursuivit-il en l’auscultant du regard à la recherche d’autres blessures.

Sur son beau visage il lut une douleur muette tandis qu'elle refermait les yeux.

- Madame ! Merde on va la perdre !

Sans relâcher la prise de ses mains sur le ventre de la jeune femme, il se retourna à la recherche de ses acolytes qui devaient peiner avec le brancard dans l’escalier à en juger par les jurons étouffés qui parvenaient par la porte.

- Alors ça arrive???!!!!!! S’impatienta le jeune médecin.

Dans l'appartement, les deux membres de l'ajustement fouillaient l'appartement à la recherche de l'agresseur. En vain. Lorsque les deux brancardiers parurent sur le seuil de la porte, Milàn retint sa colère et énonça d'une voix forte.

- Femme thusienne, âge inconnu, entre 6 à 8 mois de grossesse. Présente une lacération profonde à l'abdomen, artère touchée. Il va falloir clamper, sortir l'enfant, de l'oxygène et … trouvez-moi du sang, bordel ! Beaucoup de sang.




2008...  L'éternité au creux d’une décennie. Comment ne l’avait-il pas remise immédiatement?

Il aurait aimé détourner les yeux. Offrir à cette femme un instant de pudeur. Mais quelque chose l'en empêcha et il resta accroché au regard embué de la thusienne.

- Je suis … sincèrement désolé. Souffla-t-il.

Elle regarda se décomposer sa gueule d'ange de mec qui a tout réussi dans sa vie.

Ne soyez pas désolé... Objectivement, vous m'avez sauvé la vie ce jour là. Une vie qu'elle est ce qu'elle est, mais ça, vous n'y êtes pour rien.

Elle avait reprit sa marche dans le jardin. A pas lents. Presque solennels.
Elle marqua une pause dans son récit, avant de reprendre.

Je ne suis pas vraiment dans la pharmacologie... Je confectionne quelques potions, mais ça ne compte pas vraiment comme tel. A la vérité, si je suis là, vous l'aurez compris, c'est à titre personnel. Pour une idée un peu folle qui a germé il y a quelques mois.

Une idée, abstraite. Puis un espoir, un peu délirant. Puis une envie. Un projet. Et au final un besoin.

Celle de retrouver une partie de moi. L'utérus étant considéré comme un organe non-essentiel, non vital, il ne serait pas éthique de mettre une patiente sous immunosuppresseurs pour cela. Les anti-rejets ne sont d'ailleurs que peu compatibles avec une grossesse. Qu'en pensez-vous, en tant que médecin ? Et en tant que chercheur ?

Certains cas le renvoyaient à des questionnements plus ou moins éthiques. La vie oui, mais à quel prix ?

Son serment de médecin l'amenait à faire des choix pour ses patients, qu'il aurait d’ailleurs détesté que l'on fasse pour lui. La vie oui... mais pas à n'importe quel prix. Pas sans liberté. Pas sans libre arbitre.

Et pour elle ? La vie… sans vie désormais.

Milàn replongea dix ans plus tôt, sur le corps de la jeune femme.  Les blessures étaient mauvaises, elle se serait vidée de son sang. Et toute thusienne qu'elle était, n'aurait survécu sans son intervention.

« Vous vivrez, madame mais ne porterez jamais la vie. »

Qu’aurait-elle répondu ce jour s’il avait pu lui dire cela?

Il avait bien sorti une petite … en sale état. Les lacérations étaient si profondes qu'elle avait probablement manqué d'oxygène en cours de route. Évacuation nécessaire… il ne s'était pas fait beaucoup d'illusion quant à l'issue.

Peut-être après tout, aurait-elle préféré mourir là… avec sa fille.

Alors, était-on héros ou bourreau pour tous ces choix fait à la place des autres ?

Et quel prix pour la vie ?

Il suivait la jeune femme à travers les jardins, en bon disciple de la science, il laissa de côté ses questionnements de l'affect pour le projet fou qui perçait sous les mots de Lucie.

Une greffe d'utérus… sur une thusienne.

Nul doute qu'elle était une candidate intéressante. La capacité de régénération des thusiens était impressionnante. Il l'avait vu en utilisant leur cellule pour travailler sur la mémoire…  Mais leur organisme serait probablement plus enclin à rejeter une greffe. Avait-on déjà tenté cela ? De greffer un thusien? De mémoire de médecin, il n'en avait souvenir, il faudrait qu'il se renseigne, il y avait toujours des tentatives dans chaque idée folle. Il faudrait probablement utiliser un organe thusien… A moins que… A moins qu'en utilisant des cellule souche de thusien… on ne pousse le corps à le recréer… Pour cela il faudrait pouvoir tester si …

Déjà son esprit s'emballait.

Lucie s'était tue et attendait une réponse de sa part. Il s'arrêta à son tour et l'observa gravement.

- Il est certain que vous ne seriez pas une patiente prioritaire pour un traitement par immunosuppresseurs. Commença-t-il … mais…

Le fameux mais. Sur lequel on suspend les espoirs et auquel on s'accroche.

« Attention à ce que tu fous derrière ce "mais" James, parce qu'une fois prononcé tout ce qui était devant n'existera plus et c'est à ça que je croirai…»

- Mais, si vous entriez dans un essai clinique dont l'aboutissement pourrait sauver des vies… alors … on pourrait contourner ce problème je suppose. La science a toujours poussé l'éthique dans ses retranchements. L'accomplissement humain rend parfois la conception du juste ou du bien plus souple… Acheva-t-il gravement en observant la jeune femme.

- Mais, si vous entriez dans un essai clinique dont l'aboutissement pourrait sauver des vies… alors … on pourrait contourner ce problème je suppose. La science a toujours poussé l'éthique dans ses retranchements. L'accomplissement humain rend parfois la conception du juste ou du bien plus souple…

Plus rien autour n'avait d'importance. Pourrait-il être la solution ? Celui qui la réparerait ? Elle savait pertinemment que ca ne changerait pas tout, que rien ni personne ne lui rendrait sa fille. Mais elle pourrait peut-être entrevoir un autre avenir. Un avenir où elle pourrait enfin s'accomplir en tant que mère ? De l'amour à donner plutôt qu'à prendre ? C'était un peu fou, totalement prématuré, mais tout s'emballait déjà dans son esprit. Son esprit emplit d'un sentiment qu'elle n'avait plus éprouvé depuis longtemps. L'espoir. C'est cela qu'il venait de lui rendre, peut-être sans en avoir lui-même conscience.

La sentence avait été sans appel. Lorsqu'elle se réveilla, après plusieurs semaines de réanimation, le médecin avait pris son air le plus désolé qu'il pouvait malgré son air habituellement blasé, las d'années de morts et de drames. Il lui avait annoncé, après avoir insisté sur la formidable résistance de son corps, qu'aucune de ses fonctions motrices n'avaient été atteinte... Il lui avait annoncé que son bébé n'avait pas survécu, et qu'elle avait beaucoup saigné, qu'ils n'avaient pas eu le choix que de faire une hystérectomie d'hémostase. Il lui avait braqué l'utérus pour qu'elle ait une chance de survivre. Jamais plus elle ne pourrait avoir d'enfant.
Elle n'avait pas une maladie. Elle n'avait pas une malformation. Elle n'avait plus d'utérus. Plus aucun espoir.

Mais aujourd'hui, celui qui lui avait sauvé la vie il y a tant d'année, faisait renaitre en elle et espoir perdu.
Un espoir. Un possible. Un projet. Et au final, probablement une nouvelle obsession.
Le temps passait et déjà les conférences allaient reprendre leur rythme lancinant. Lucie sortit son I-phone de sa pochette Burberry, y nota le numero que le théologien venait de lui donner.

Votre nom ?

James.

Bond.

A cet instant, elle le trouva incroyablement attirant. Un instant seulement, elle s'imagina en James Bond Girl. Puis elle se rappela qu'elle n'aimait pas ces rôles de potiches, tout juste bonnes à faire joli. Tout juste là pour être bonnes. C'est pas joli joli. Evidemment, c'était un rôle qu'elle savait manier à la perfection, mais uniquement quand elle l'avait décidé.

Milan James.

Elle pensa alors à Paris Hilton. Elle se demanda ce qu'elle pouvait bien devenir et si il existait un hôtel Hilton à Paris. Puis elle se rappela qu'elle n'en avait vraiment rien à foutre.

Elle lui donna également ses coordonnées. Lui reparti assister à la suite des conférences, elle vers son hôtel, à pieds. Elle avait trouvé ce qu'elle était venue chercher ici.

La cicatrice était bien plus fine qu'auparavant. Le travail avait été particulièrement soigné, comme si la précision et l'esthétique de ce dernier était directement liés à une possible rédemption pouvant réparer les dommages passés. Était-ce vraiment cela, une réparation ? C'était aussi une prouesse scientifique dont la seule évocation lui dilatait les pupilles. Ce qu'ils avaient réalisé là, si tout se passait au mieux, allait au-delà de ses espoirs. C'était non seulement, une première, mais aussi une avancée considérable dont les options se déclinaient à l'infini.
A une autre époque, il aurait publié un article dans une revue scientifique prestigieuse, réuni ses étudiants pour les confronter à la puissance de la science face au reste, proposé à ses confrères d'assister à l'examen. Pourtant aujourd'hui, c'était dans une petite salle du dispensaire qu'il la recevait. Sa patiente était enregistrée sous un autre nom, le dossier complètement factice tandis que le vrai était entièrement crypté.
En ces temps plus que troubles, il ne pouvait se permettre ni d'être trop mis en lumière pour une telle prouesse, surtout en ce moment. Il lui faudrait différer l'exploit, sortir sa carte le moment venu. A l'heure de la mise à mort.
La patiente avait signé un contrat de stricte confidentialité et tout avait été prévu pour couvrir l'événement. Elle aurait, de toute façon, été prête à vendre son âme au diable – en était-on si éloigné après tout ? – pour parvenir à ses fins.
Quant à lui, même si l'exploit restait dans l'ombre pour l'instant, il lui offrait une infinité de possibilités médicales, une satisfaction plus qu'évidente de sa curiosité scientifique et un considérable atout supplémentaire dans sa manche.

- Ça va être un peu froid.

Elle réprima néanmoins un frisson lorsqu'il déposa le gel sur son ventre. De son côté, il se rassit sur son tabouret, tourna son regard vers l'écran et retint son souffle.
Jusque-là, les étapes s'étaient déroulées avec succès. La patiente était d'une volonté de fer, avait enduré les tests et les opérations successives sans se plaindre. S'il paraissait d'un calme olympien, intérieurement, il bouillonnait. Après un léger soupir, il posa l'appareil sur le ventre de la patiente et étala le geste d'un geste assuré.  
Sur l'écran, l'image apparu, d'abord un peu trouble, puis plus précise dans un silence assourdissant. Mutique, il déplaça un peu l'appareil tandis que son visage demeurait impassible. Après quelques secondes d'attente plus longue qu'un siècle, le son caractéristique et régulier se fit entendre. Il fit quelques clichés de l'image dont il lança l'impression, fit de même avec le rythme cardiaque, conscient de la vague d'émotion en provenance de la table d'examen.
D'un geste sûr, il tourna l'écran vers la patiente et posa un regard vif et brillant sur elle, la bouche étirée par un petit rictus apparenté à un sourire en coin.

- Félicitations Lucie. Vous êtes enceinte. Assura-t-il d'une voix grave.

Ces battements,  c'est normal ? C'est rapide tout de même.

- Félicitations Lucie. Vous êtes enceinte. Assura-t-il d'une voix grave.

Les derniers mois avaient été difficiles. Elle n'avait pas parlé à Orson de son projet, la greffe, et tous les rendez-vous. Elle avait peur qu'il ne comprenne pas, ou qu'il ne veuille pas d'enfant. Était-ce bien le moment ? Le monde autour d'eux venait de s'écrouler. Tout, absolument tout avait changé. Mais quand Lucie avait une idée en tête,  elle ne pouvait pensé à autre chose. Entêtée, obsessionnelle ? Elle préférait dire passionnée…

Un sourire se dessina sur son visage lorsque le verdict du médecin tomba.

Oh shit ! Orson…

D'un coup, tout ça devenait concret. Elle serait bien obligée de lui raconter tout. Et elle pouvait difficilement dire qu'elle était tombée enceinte sans le vouloir. Ce n'était pas un simple oubli de pilule ou un craquage de capote bon marché.
Alors, une boule se forma dans sa gorge. Son sourire se tordit. Et les larmes allèrent mouiller ses joues rouges.

Va falloir que je lui dise. Il va finir par s'en rendre compte. Je vais grossir… Oh bordel, je vais prendre du bide, du cul… Si ca se trouve,  des vergetures. C'est vraiment le moment d'élever un enfant ? Et l'école,  ça fonctionne encore ? Et la poussette, faut prendre quelle poussette ? Je vais l'allaiter ? Parait que ca détruit la poitrine façon gants de toilettes… Je vais devoir faire gaffe à c… oh, holly shit ! Plus d'alcool… Et s'il n'était pas thusien ?

Elle se reprit. Força un sourire.

C'est l'émotion. C'était impossible, inimaginable. Et nous l'avons fait.

Il est trop tôt pour connaître le sexe, n'est-ce pas ?

Et trop tard pour faire marche arrière de toute façon. Bouge toi Lucie, va falloir lui construire une vie à ce bébé.

Son sourire était plus franc. Etape par étape, elle allait devoir confronter son nounours grognon à la nouvelle.